vendredi 16 décembre 2011

Le cheval de Turin

2h30 de film noir et blanc, dialogues rarissimes, tourné comme un huit clos avec 3 personnages principaux : un père, sa fille et le cheval.
Le cheval, selon les dires de la voix off, serait celui qu'aurait vu Nietzsche lorsqu'il séjournait à Turin en 1889. Au détour d’une commission, il aurait aperçu un cocher frappant violemment sa bête qui ne voulait plus avancer. Pris d'empathie par la bestialité de ce geste, il se serait élancé au coup du cheval. Une fois ramené chez sa mère, un profond mutisme et une légère démence se seraient emparés de lui, ce, pour les dix dernières années de sa vie. On n'a jamais su ce qu’il advint du cheval, précise la voix off.
L'histoire débute suite à cette anecdote, gros plan sur un fiacre, cocher et cheval déjouant les éléments, surtout le vent, sur fond de musique métronomique répétitive, presque funéraire. Le cheval de Nietzsche se dit on alors.



De celle-ci suivra une série répétitive de séquences décrivant le quotidien d'un père et de sa fille à l'abri enfermés dans leur ferme au milieu d’un désert sibilant tourmenté par la tempête. Lever-petit déjeuner à l’eau-de-vie-sortie au puits-repas de patates-attente devant la fenêtre que quelque chose se passe-attelage du cheval-refus-retour à la maison-coucher.
Le père hémiplégique a des allures de dieux grecs en colère, l’image de Zeus tirant sur le monde des hommes par la foudre de ses éclaires. Sa fille, dévouée et dévote, l’habillant et l’aidant dans toutes ses tâches, est l'image même du renoncement, de soi et de l'humanité. Le cheval, figure annonciatrice de ce climat apocalyptique, est comme une Cassandre dont les présages ne peuvent être cru. Il refusera de se nourrir dès le début. La fille espérant encore dira alors, il finira bien par manger. A la fin, elle s'étonnera à peine de se laisser elle-même mourir de faim.

Le rituel de la patate bouillie, objet central rythmant les journées, servie une fois par jour en robe des champs, énorme et brûlante dans une gamelle de bois défraîchi. A la main, avec sa seule main, le père déchire sa peau, la fracasse en mille morceaux pour l’engloutir avidement, à s’en bruler les doigts et la bouche, d'une cruauté bestiale, augure prophétique du retour au degré le plus primaire de l'humanité: la survie. Filmer de face, d'un côté puis de l'autre, ensemble, ce rituel se répète tous les jours avec un angle neuf, où un nouveau détail se fait voir, évitant ainsi le piétinement de la banalité.

Des plans séquences d’une majestuosité inouïe où chaque image du film mériterait d’être isolée, agrandie, encadrée et exposée. Nihiliste jusqu'à la racine, ambiance claustrophobique d’un huit clos qui tourne en rond, emprisonné dans leur être par une tempête qui n'a de cesse de souffler. Tel Sisyphe remontant son rocher, ils continueront imperturbablement leur danse quotidienne, leur lutte pour la survie, isolés du monde et abandonnés par la nature, nature dont l'indifférence à l'égard de l'homme n'aura jamais été aussi flagrante.
Pour nous préserver d'une fin misérabiliste et nous soustraire d'un pathos pourtant dangereusement proche, le cinéaste prendra la précaution d'arrêter sa création du monde à l'envers au sixième jour, non au septième, nous évitant ainsi l'agonie collective finale, du cheval, du père et de sa fille.

Le cheval restera le personnage le plus marquant et le plus énigmatique du film. Refusant sa pitance dès le premier jour, il donnera le ton à ce qui suivra, ce refus comme révolte à sa condition, suggérant la vanité de toute volonté de puissance, et par là, de toute entreprise humaine. Un puissant écho à Friedrich Nietzsche.

«Toujours et partout, dans le camp terrestre, le même drame, le même décor, sur la même scène étroite […]. L’univers se répète sans fin et piaffe sur place» très juste est le ton donné à ce film par cette citation d'Auguste Blanqui.

mercredi 7 décembre 2011

la greffe d'une vidéo porno avec la Belle au bois dormant

A la sortie, comme l'impression d'avoir trop longtemps dormi, les yeux engourdis à tâtons il vous faut avancer, et se réveiller dans un monde qui ne correspond plus à aucune réalité. Loin des êtres et des choses rien ne vous est familier, dans une bulle ou, haut perché, un télescope à l'oeil épiant sans être réellement dedans le monde qui s'offre à vous: vous êtes comme dans un rêve éveillé. Petit à petit tel un poison à diffusion lente, la bulle se forme autour de vous, tout devient duveteux et lointain.



Lucy, étudiante, multiplie les petits boulots pour réussir à nouer les deux bouts, de justesse et jamais complètement: serveuse dans un bar, préposée à la photocopieuse dans des bureaux, cobaye dans un labo. Jusqu'au jour où elle répond à une annonce d'une boîte de call-girl, lui proposant de gagner de l'argent en offrant son corps assoupi à une clientèle vieille, riche et dépressive...Lucy se laisse alors endormir par un puissant narcotique pour abandonner son corps aux bons dires des clients.

Film étrange, qui procure un profond malaise non pas pendant, mais après uniquement, en sortant. Malaise par le contraste de ce corps poupée de porcelaine dont émane pureté et naïveté, et le comportement de l’être, corrompu et malsain jusqu'à la moelle. Contraste entre l'innocence de ce corps d'adolescente, et la maturité des actes de son détenteur. L'impression qu'elle donne de vouloir le salir, en jouer jusqu'à l'abîmer, vouloir l’égratigner, le punir de sa beauté.
Pourquoi a t elle répondu à l'annonce, à cette annonce précisément? Un besoin d'argent certes, sans trop se fatiguer ,effectivement, mais pourquoi n'a t elle pas peur de continuer? De ne pas savoir ce qui lui est fait? Abandonné ainsi son corps, charge si lourde à qui ne voudrait l'abîmer! Ou le besoin de l’oublier justement, de le haïr, de lui faire payer le poids de la condition qui lui est imposée? Mais qu’a t il fait, en quoi en est il responsable ? De ne pouvoir l'utiliser, le donner à la personne qu'elle aime vraiment, un drogué condamné qu'elle ne peut même pas embrasser? Est ce rassurant de se savoir toucher à son insu, d'assouvir les besoins de son corps sans en avoir conscience? Quel intérêt peut il y avoir? Justement de l’utiliser sans être y être affecté, comme une grosse marionnette le laisser se faire manipuler. Ne sommes nous pas tous les marionnettes d’un destin qui nous est finalement imposé? Serait ce alors un moyen d’acquiescer, de dire oui destin je suis manipulée, et je peux le faire moi aussi, de ma propre volonté? (par destin j’attends, le corps et la condition sociale qui nous est donné, à la naissance) Pourtant, le corps ne semble pas rester muet, se souvient et le rappelle à l’être, lui dit tu ne t'en tireras pas comme ça, je serais toujours la pour te le susurrer, tu n’as pas le droit de m’abandonner !
Le besoin de se toucher avant de s'endormir, pour s'assurer que son corps est toujours bien présent, avec elle, de mettre une petite culotte la nuit, comme un rempart à l'étranger, à l’être invisible qui voudrait s’approcher. Elle frémit, son corps lui dit ce qu’il a subit.

Puis, le sursaut d'intuition d'avoir frôlé la mort, qu'une dose de plus et s'en était à jamais fini, la conscience d'avoir abandonné son corps, le pourquoi de l'avoir puni et ne pas supporter de n'avoir jamais su, jamais vu, jamais senti. Le cri de se retrouver, intégralement comme après une trop longue séparation avec un être aimé.

On pourrait croire, que dis je espérer, que la réalité ne serait que le mauvais rêve, le douloureux cauchemar de cette réalité endormie. Peut-être. Il faut cependant se faire à l’idée, que Julia Leigh dépeint ici une jeunesse qui faute de raisons de vivre, cherche des moyens de survivre en acceptant tous les sacrifices possibles, même celui de renier son propre corps.

Un film bouleversant, l’impression d’avoir oublié son corps dans la salle, son âme dans l’histoire, d’avoir perdu son être au plus profond de ses pensées. Pendant la projection on n’aura de cesse de se poser des questions, d’essayer de comprendre, de cerner l’être « Lucy » dans sa globalité. En vain. L’effet lui viendra après, une fois la lumière du jour retrouvée, comme un déclencheur timingué. On pourrait parler d’hypnose collective tellement c’est fort et puissant. Ou d’une divagation inconsciente qui est aussi, paradoxalement, une manière de s’éveiller aux problèmes d'une génération perdue et sans repère.

Déplacer le film dans le cerveau des spectateurs et à les inviter à un voyage intérieur. Une expérience digne de Joris Lacoste et de son « Vrai Spectacle ».