vendredi 16 décembre 2011

Le cheval de Turin

2h30 de film noir et blanc, dialogues rarissimes, tourné comme un huit clos avec 3 personnages principaux : un père, sa fille et le cheval.
Le cheval, selon les dires de la voix off, serait celui qu'aurait vu Nietzsche lorsqu'il séjournait à Turin en 1889. Au détour d’une commission, il aurait aperçu un cocher frappant violemment sa bête qui ne voulait plus avancer. Pris d'empathie par la bestialité de ce geste, il se serait élancé au coup du cheval. Une fois ramené chez sa mère, un profond mutisme et une légère démence se seraient emparés de lui, ce, pour les dix dernières années de sa vie. On n'a jamais su ce qu’il advint du cheval, précise la voix off.
L'histoire débute suite à cette anecdote, gros plan sur un fiacre, cocher et cheval déjouant les éléments, surtout le vent, sur fond de musique métronomique répétitive, presque funéraire. Le cheval de Nietzsche se dit on alors.



De celle-ci suivra une série répétitive de séquences décrivant le quotidien d'un père et de sa fille à l'abri enfermés dans leur ferme au milieu d’un désert sibilant tourmenté par la tempête. Lever-petit déjeuner à l’eau-de-vie-sortie au puits-repas de patates-attente devant la fenêtre que quelque chose se passe-attelage du cheval-refus-retour à la maison-coucher.
Le père hémiplégique a des allures de dieux grecs en colère, l’image de Zeus tirant sur le monde des hommes par la foudre de ses éclaires. Sa fille, dévouée et dévote, l’habillant et l’aidant dans toutes ses tâches, est l'image même du renoncement, de soi et de l'humanité. Le cheval, figure annonciatrice de ce climat apocalyptique, est comme une Cassandre dont les présages ne peuvent être cru. Il refusera de se nourrir dès le début. La fille espérant encore dira alors, il finira bien par manger. A la fin, elle s'étonnera à peine de se laisser elle-même mourir de faim.

Le rituel de la patate bouillie, objet central rythmant les journées, servie une fois par jour en robe des champs, énorme et brûlante dans une gamelle de bois défraîchi. A la main, avec sa seule main, le père déchire sa peau, la fracasse en mille morceaux pour l’engloutir avidement, à s’en bruler les doigts et la bouche, d'une cruauté bestiale, augure prophétique du retour au degré le plus primaire de l'humanité: la survie. Filmer de face, d'un côté puis de l'autre, ensemble, ce rituel se répète tous les jours avec un angle neuf, où un nouveau détail se fait voir, évitant ainsi le piétinement de la banalité.

Des plans séquences d’une majestuosité inouïe où chaque image du film mériterait d’être isolée, agrandie, encadrée et exposée. Nihiliste jusqu'à la racine, ambiance claustrophobique d’un huit clos qui tourne en rond, emprisonné dans leur être par une tempête qui n'a de cesse de souffler. Tel Sisyphe remontant son rocher, ils continueront imperturbablement leur danse quotidienne, leur lutte pour la survie, isolés du monde et abandonnés par la nature, nature dont l'indifférence à l'égard de l'homme n'aura jamais été aussi flagrante.
Pour nous préserver d'une fin misérabiliste et nous soustraire d'un pathos pourtant dangereusement proche, le cinéaste prendra la précaution d'arrêter sa création du monde à l'envers au sixième jour, non au septième, nous évitant ainsi l'agonie collective finale, du cheval, du père et de sa fille.

Le cheval restera le personnage le plus marquant et le plus énigmatique du film. Refusant sa pitance dès le premier jour, il donnera le ton à ce qui suivra, ce refus comme révolte à sa condition, suggérant la vanité de toute volonté de puissance, et par là, de toute entreprise humaine. Un puissant écho à Friedrich Nietzsche.

«Toujours et partout, dans le camp terrestre, le même drame, le même décor, sur la même scène étroite […]. L’univers se répète sans fin et piaffe sur place» très juste est le ton donné à ce film par cette citation d'Auguste Blanqui.

mercredi 7 décembre 2011

la greffe d'une vidéo porno avec la Belle au bois dormant

A la sortie, comme l'impression d'avoir trop longtemps dormi, les yeux engourdis à tâtons il vous faut avancer, et se réveiller dans un monde qui ne correspond plus à aucune réalité. Loin des êtres et des choses rien ne vous est familier, dans une bulle ou, haut perché, un télescope à l'oeil épiant sans être réellement dedans le monde qui s'offre à vous: vous êtes comme dans un rêve éveillé. Petit à petit tel un poison à diffusion lente, la bulle se forme autour de vous, tout devient duveteux et lointain.



Lucy, étudiante, multiplie les petits boulots pour réussir à nouer les deux bouts, de justesse et jamais complètement: serveuse dans un bar, préposée à la photocopieuse dans des bureaux, cobaye dans un labo. Jusqu'au jour où elle répond à une annonce d'une boîte de call-girl, lui proposant de gagner de l'argent en offrant son corps assoupi à une clientèle vieille, riche et dépressive...Lucy se laisse alors endormir par un puissant narcotique pour abandonner son corps aux bons dires des clients.

Film étrange, qui procure un profond malaise non pas pendant, mais après uniquement, en sortant. Malaise par le contraste de ce corps poupée de porcelaine dont émane pureté et naïveté, et le comportement de l’être, corrompu et malsain jusqu'à la moelle. Contraste entre l'innocence de ce corps d'adolescente, et la maturité des actes de son détenteur. L'impression qu'elle donne de vouloir le salir, en jouer jusqu'à l'abîmer, vouloir l’égratigner, le punir de sa beauté.
Pourquoi a t elle répondu à l'annonce, à cette annonce précisément? Un besoin d'argent certes, sans trop se fatiguer ,effectivement, mais pourquoi n'a t elle pas peur de continuer? De ne pas savoir ce qui lui est fait? Abandonné ainsi son corps, charge si lourde à qui ne voudrait l'abîmer! Ou le besoin de l’oublier justement, de le haïr, de lui faire payer le poids de la condition qui lui est imposée? Mais qu’a t il fait, en quoi en est il responsable ? De ne pouvoir l'utiliser, le donner à la personne qu'elle aime vraiment, un drogué condamné qu'elle ne peut même pas embrasser? Est ce rassurant de se savoir toucher à son insu, d'assouvir les besoins de son corps sans en avoir conscience? Quel intérêt peut il y avoir? Justement de l’utiliser sans être y être affecté, comme une grosse marionnette le laisser se faire manipuler. Ne sommes nous pas tous les marionnettes d’un destin qui nous est finalement imposé? Serait ce alors un moyen d’acquiescer, de dire oui destin je suis manipulée, et je peux le faire moi aussi, de ma propre volonté? (par destin j’attends, le corps et la condition sociale qui nous est donné, à la naissance) Pourtant, le corps ne semble pas rester muet, se souvient et le rappelle à l’être, lui dit tu ne t'en tireras pas comme ça, je serais toujours la pour te le susurrer, tu n’as pas le droit de m’abandonner !
Le besoin de se toucher avant de s'endormir, pour s'assurer que son corps est toujours bien présent, avec elle, de mettre une petite culotte la nuit, comme un rempart à l'étranger, à l’être invisible qui voudrait s’approcher. Elle frémit, son corps lui dit ce qu’il a subit.

Puis, le sursaut d'intuition d'avoir frôlé la mort, qu'une dose de plus et s'en était à jamais fini, la conscience d'avoir abandonné son corps, le pourquoi de l'avoir puni et ne pas supporter de n'avoir jamais su, jamais vu, jamais senti. Le cri de se retrouver, intégralement comme après une trop longue séparation avec un être aimé.

On pourrait croire, que dis je espérer, que la réalité ne serait que le mauvais rêve, le douloureux cauchemar de cette réalité endormie. Peut-être. Il faut cependant se faire à l’idée, que Julia Leigh dépeint ici une jeunesse qui faute de raisons de vivre, cherche des moyens de survivre en acceptant tous les sacrifices possibles, même celui de renier son propre corps.

Un film bouleversant, l’impression d’avoir oublié son corps dans la salle, son âme dans l’histoire, d’avoir perdu son être au plus profond de ses pensées. Pendant la projection on n’aura de cesse de se poser des questions, d’essayer de comprendre, de cerner l’être « Lucy » dans sa globalité. En vain. L’effet lui viendra après, une fois la lumière du jour retrouvée, comme un déclencheur timingué. On pourrait parler d’hypnose collective tellement c’est fort et puissant. Ou d’une divagation inconsciente qui est aussi, paradoxalement, une manière de s’éveiller aux problèmes d'une génération perdue et sans repère.

Déplacer le film dans le cerveau des spectateurs et à les inviter à un voyage intérieur. Une expérience digne de Joris Lacoste et de son « Vrai Spectacle ».

mardi 29 novembre 2011

Michael

Michael la 40aine, homme discret, ni beau ni moche, employé modèle d'une compagnie d'assurance, pavillon de banlieue. Ordinaire.
Le soir, rentre sa voiture dans un garage attenant, fait dérouler les volets électriques de ses fenêtres, ferme la porte à clé. De retour à la cuisine, range les courses et fait à manger. Banal fin de soirée pour célibataire désoeuvré.
Mais quelque chose cloche, le couvert est mis pour 2. Un invité peut-être?
A la cave, descend quand tout est enfin prêt, ouvre une lourde porte de fer blindée, entrebâillement qui laisse place au gouffre noir du silence et de la honte.
Viens dit Michael: Wolfgang, 10 ans, séquestré et violé, on ne sait depuis quand, ni comment, est appelé pour le dîner.



De longs plans séquences, une esthétique minimaliste et épurée, un film froid, glaciale même tellement il s’abstient de tout jugement, de tout empathie, de tout commentaire. Des faits, rien que les faits ne laissant qu’à voir. Voir justement, la caméra comme un guide, œil du spectateur, voyeurisme divulgateur, petit à petit montre et dévoile une violence hors champs, d'autant plus forte qu'elle laisse le spectateur abandonné à ce jeux malsain d'imaginer toute l'horreur de ce qui est occulté. Presque honteux d'avoir de telles pensées, le sentiment d’aller trop loin qui rend coupable.

Oui, moi, spectateur, complice de ce cauchemar, aussi impuissant que Michael dans sa volonté d’en sortir. Mais Michael, lui, est bel et bien enfermé dans ce quotidien qui ne cesse de l'accaparer, au banc de la société, isolé dans sa maladie. Il doit sans cesse se méfier, pas de famille, pas d’amis, pas de sorties, conservé son apparente banalité dont il est le prisonnier. Conscient qu’il fait du mal, mal qu’il tente pourtant d’atténuer, de compenser, de rendre vivable. Jusqu'au bout il espère, jusqu'à l'utopique vision de se faire aimer de sa victime. En vain, il le sait bien, c'est un poids lourd qui pèse en son âme et conscience. Comment s’en défaire, à qui en parler? Une pulsion instinctive à laquelle il ne peut échapper sans être interné. Insolvable conflit intérieur lucide de son infâme cruauté. Mais, ne l'est il pas déjà interné? Sa maladie et la conscience qu'il en a ne font elles pas de lui un homme emprisonné, victime d'une séquestration d'ordre psychique et morale?
Voilà que le spectateur se prend d’empathie pour le bourreau, s'en émeut: il a presque l'air gentil, le pauvre devient la victime de sa propre maladie. N'est il pas monstrueux de penser ainsi? En sortant, on se demandera qui est réellement le monstre, Michael ou, nous, spectateur qui nous prenons d'affection pour ce violeur sequestreur malade, contribuant en traquant le dissimulé au processus de l'abominable et de l'inavouable?

Les traces de Michael Haneke sont bien visibles dans le travail de son assistant. Cette esthétique de la porte fermée qui évite au film de sombrer dans l'instrumentalisation émotionnelle de l'horreur mais qui n'édulcore en rien sa réalité. Car l'horreur, c'est précisément la normalité à laquelle prétend Michael.

Un clin d'oeil à Lolita de Vladimir Nabokov.

dimanche 20 novembre 2011

Il était une fois en Anatolie

Noir et blanc. La nuit et le jour. Un film découpé entre rêve et réalité.



Première partie, il fait nuit, à travers les plaines d’Anatolie, à la recherche d’un cadavre enfoui. Où ? Là est la question. Plein phare, un convoi de 3 voitures, pleines à craquer de tous les figures de la société: représentant de l’état, médecin, commissaire, militaire, assassin, mais aussi techniciens, bureaucrates, hommes à tout faire et conducteurs, à la queue leu-leu sillonne la contrée dans la plus totale solitude. L’assassin, n’est plus sûr, il a su ne sait plus : dans un champ plat avec un arbre en boule près d’une fontaine. Voilà l'unique indice du lieu du crime qu'il faut retrouver. Il n’y a plus qu’à fureter ce paysage désertique où chaque virage ressemble au précédent, chaque vallonnement au suivant. Et plus profondément encore ils avancent dans la nuit, le bruit du vent et les grondements du ciel capricieux berçant leur pas enclin à l'ennui et à la fatigue dans cette longue cavalcade qui semble ne plus avoir de fin. Seule la lumière des phares donne à voir. Comme des enluminures, des feuilles d’or sur des boiseries, la couche de brillant au jaune d’œuf en pâtisserie, un studio pour séance photo, une scène de théâtre à l’éclairage feutré. Un décor plus plastique qu’organique, qui fait ressortir un choix de détails ciblé, où chaque visage devient histoire, où chaque aspérité, ride, ridule, se montre décomplexée. Ce jaune sur les visages fait penser à la série des Dresdner Frauen de Baselitz, têtes maculée de cette même couleur où les formes extériorisées par nature (nez, lèvres, pommettes, le remplissage des orbites oculaires) deviennent formes intériorisées, renfoncées dans un visage jauni, artefacts cachés et traits de personnalités jugés bons de vouloir cacher. Les marques du visage se suffisent: toute la lassitude du monde s'y trouve dessiné. La caméra n'est qu'un moyen de faire deviner l'âme sous le corps, jusqu'à ses blessures et flétrissures, simplement, à fleur de peau.

Point de coupure, un interlude dans les ténèbres. Le premier: un train qui soudain traverse la vallée. Un appel du monde des humains, une guirlande sur un sapin, une enseigne de magasin, un message en morse, une étoile qui file en discontinu. Aucun souhait n'est plus à envisager. La seconde, chez le maire du village pour se restaurer. L’une des plus belles scène qui soit filmée : une coupure d’électricité restitue soudainement l'intégralité de son noir à la nuit. Tel un spectre merveilleux, la fille cadette a attendu ce signal pour enfin apparaître, passant de bonhomme en bonhomme assoupis sous l’assommante méditation postprandiale. Éveillés par la rare lumière de la lampe à l’huile qui trône sur le plateau parmi les tasses de thé, une icône sortie tout droit de leur rêve se dresse au dessus de la flamme face à eux, comme le cierge à une madone dans une chapelle inondée de céleste sobriété. Tableau d'un langage silencieux, chaque visage exprime son ébahissement, surpris par le charme surnaturel de cette fillette, brève utopie d’un rêve devenu réalité. La lenteur se fait sentir, une lenteur qui laisse le temps au récit, rendant la force des silences semblable à une autopsie.

Le jour arrivant, c’est bien elle qui a lieu, car le corps enfin retrouvé, est chargé et ramené à la ville. Bruit de chaire que l’on découpe, bruit de scalpel qui déchire, écoulement, giclement, froissement des tissus et des fluides corporels. On la voie en écoutant. Elle signe une fin brutale, arrêtée sur des fragments d'explication à l'image de ceux du corps autopsié, laissant le spectateur choisir et interpréter. Une obstruction du dénouement, continuant ainsi ce fabuleux voyage au bout de la nuit et de l'obscurité, dans les entrailles de l’humanité.

vendredi 11 novembre 2011

Effets psilocybiniens

Des envies de fouillis, de bric et de broc, de bazar inachevé, de frénésie déchaînée: le grand désordre du monde et toute sa vacuité. Oui, une caverne d’Ali baba , un bon bordel délirant, coloré et sulfuré, ce dont j'avais besoin, depuis longtemps.


- Je me suis rendue au Marché Saint-Pierre, temple du tissu et de la couturière. Étoffes diverses et variés, tulles, jutes, soies, damassés et toile de Joui. D'un regard tactile sur tous ces rouleaux à l'entrée, et me voilà projetée dans l'univers barriolé de Dreyfus Déballage du Marché Saint-Pierre. Vendeurs au garde à vous, maître de mesure au allure de baguette à polissonner, calepin et ciseaux à la main. Sévère même dans la coupure de leur tissu. Des lettres d'imprimerie bleues ciel sur le murs sont présentes, comme les rappels d'une maîtresse à ses écoliers indisciplinés: "nous ne donnons pas d'échantillons","Prier de laisser du tissu en quantité suffisante pour confectionner une robe". Et cependant, malgré ce cadre très ordonné, se dresse le grand déballage, rouleau après rouleau, se présente éparpillé, comme une garde robe que l'on viendrait de faire tomber: un véritable univers boltanskien! Parquet de bois, liftier (le dernier!), un intérieur rétro qui procure un ardant désir de s'acheter des rideaux de soie feutrée (j'ai failli en acheté), un méli mélo qui donne envie de bain de tissus, de sentir sous sa main les étoffes, comme le sac de graines du marché dans lequel on ne peut s'empêcher de glisser la main.


- J'ai fini par arriver à sa Halle, s'y exposait Hey! Modern Art & Pop Culture. Cocktail Molotov de darkness joviale et décomplexée, de l'enfer boschien au cabinet de curiosité. Etranger que cette ensemble si noir d’apparence laisse émaner un si profond sentiment de gaîté et de vie. La satisfaction d'avoir dompter ces phobies ou simplement d'avoir réussi à jouer avec la noirceur du monde? On pouvait y voir cette charmante collection de figurines en porcelaine victoria (étrange est la ressemblance avec celle de ma grand-mère écossaise!), habillées pour aller au bal.  Ou encore, les Reliquaires et autres bocaux de Murielle Belin qui recommande de les suspendre pour égayer votre appartement si le soleil s'avérait trop aveuglant, ou, de les poser sur la cheminée du salon, la couleur orangée des flammes en soulignera davantage les solutions entachées. A moins que vous ne préfériez les posters tragédies-de-la-vie-en-couple si chers à Véronique Dorey? Une part de gâteau peut-être? Attention, c'est bien eux qui pourraient vous dévorer! Une obsession du corps sadisé, surérotisé, transformé en bête ou en comestible, d'une agressivité punk aux traits d'une ironie fracassante, boudinée par des détails de ciseleur, un ensemble d'artiste qui n'a pas peur de se dévoiler, de montrer à tout va la totalité de ses tics et de ses tocs. Dommage que le maître en la matière en ait été absent! 


- Pour couronner le tout, une pièce de théâtre au théâtre national de Chaillot, la plus désinvolte qu'il n'y est jamais eu: "Au moins j'aurai laissé un beau cadavre" de Vincent Macaigne, adaptation déjantée et profondément moderne du Hamlet de Shakespeare. 

Oeuvre bouillonnante, qui n'en finit pas de crépiter comme une bougie d'anniversaire magique, un feu d'artifice qui ne s'arrêterait jamais, une sorte d'entité vivante en pleine division cellulaire incontrôlée: une tumeur maligne. On en sort l'esprit ravagé! C'est une pièce qui a la spécificité d'allier performance et théâtre, où l'action ne se limite pas à la scène mais intègre l'ensemble du bâtiment "le théâtre" (les acteurs jouent partout, à travers les rangées, derrière nous, au dessus, au dessous, dans les coulisses on les entend, même pendant l'entracte sous le regard illuminé de la Tour Eiffel on les surprend!), où l'improvisation n'est jamais loin (engueulade avec la régi son en pleine tirade), où le spectateur est un acteur à part entière qui joue (petite danse à l'arrivée, morceaux d'ananas distribués, des sacs à main troqués), subit (projectile d'hémoglobine, eau boueuse et serpentins. Heureusement qu'une bâche en plastique a été fournie au premier rang!), est pris perpétuellement à partie. Champ de bataille de corps et d'idées, où l’on vomit et ravale et digère le temps et les choses. « Hamlet, faut que ça saigne »!

Il faut toutefois préciser cette petite particularité: une entracte "Ti amo" lancé en boucle, résonnant  jusqu'au fond des toilettes, et si magistralement accordée au scintillement de la tour Eiffel trônant face à la baie vitrée du hall d'entrée. Comment ne pas y voir le summum du kitsch, un générique de Walt Disney ou d'un de ces vieux films à la guimauve, un cliché pour touriste? Non, c'est un exprès, un baume au coeur après cette première partie où les acteurs n'arrêtent pas de crier, de gueuler, de s'engueuler, de parjurer, de cracher sur l'homme et son humanité, un exprès qui vous emplie d'un profond sentiment de gaîté, d'un élan de compassion envers vos paires, pour prendre conscience, pour vous dire que malgré tout, l'altruisme ça existe bel et bien, parfois oui, du moins le temps d'aller vider sa vessie.



vendredi 4 novembre 2011

Hors Satan

Le plus rêche, le plus âpre, le plus acerbe des films de Bruno Dumont, dont l'atmosphère pourrait aisément se comparer à une feuille de verre que l'on viendrait frotter sur un mur rugueux, plein d'aspérités.



Pas de musique, quasiment sans dialogues, mutisme-monologue venteux, seul le bruit du vent est audible, un souffle rauque qui trouve écho dans le balancement des branches des arbres, les oscillations des brindilles d'herbes folles, les roulements des vagues de la mer au loin et le vacillement des flammes du feu de camp. Un vent qui balaie, qui met la nature en mouvement, cette nature d'une beauté accablante, si belle et si cruelle par son indifférence envers le malheur des hommes qu'elle côtoie. Car oui, le hameau qu'elle héberge, comme damné, enchaînera les évènements troublants, à la mystérieuse destinée. Un combat, un contre un, celui du diable avec un gars, vagabond de passage, au robuste et ascétique physique, seul à détenir ce secret belliqueux. Il semble puiser la force nécessaire à cet ultime duel dans le tableau de la nature époustouflante de vitalité, en lui voue, chaque jour, un culte assidu et consciencieux, face à un buisson, une clairière de sable fin, l'étendue d'un marécage. Vadrouillant par dunes et marais sur la côté d'Opale désertique, de temps à autre il s'arrête au village, pour s'alimenter ou remédier aux maux diaboliques qui accablent cette petite communauté. Déposséder la fille d'une mère de famille, anéantir le beau père d'une adolescente mal-traitée, intimidation violentée du garde chasse ou coït avec une promeneuse aguichée au allure de rite purifiant, expiation dont l'acmé, terrifiante, aboutira à un flot de bave moussante, comme le rejet d'une ribambelle de démons intériorisés, accumulation du mal et des maux de la vie.

Même au loin, avec l'élargissement des plans, le souffle des personnages marchant se fait entendre, supplantant celui du vent. Près comme juste derrière l'oreille, le souffle de Satan.

Un film qui résume à lui seul l'ensemble de la filmographie de Bruno Dumont, peut-être le plus abouti, un concentré de ses thèmes de prédilection. Mais sûrement le moins accessible pour le non averti.

lundi 31 octobre 2011

We need to talk about Kevin

Des pieds, cornus, anguleux, estropiés. Premier plan, on les filme enfilant de grosses charentaises abîmées par le temps. D'entrée, voilà la relation mère-fils dessinée. Aussi noueuses qui les pieds de Tilda Swinton.



Il y a ce rouge, omniprésent, couleur du sang, du sang qu'aura fait couler son fils, qu'elle aura fait couler aussi, par l'intermédiaire de la chaire qu'elle a enfanté. Comment appeler autrement cet enfant qui ne l'a jamais aimé? Dès la naissance, il n'a de cesse de crier rien qui pour l'embêter. Est il un instant imaginable qu'un fils ne puisse aimer sa propre mère, celle qui l'a engendré? Et une mère de ne pas aimer la progéniture qu’elle a mis au monde? Cela ne relève t il pas de l'instinct le plus primaire? N'est ce pas là un fait universel, dans le monde animal également? N'est il pas inné, inscrit dans nos gènes de devoir aimer par lien du cordon ombilical? D'aimer d'emblée, étant né, car bien sûr, après, dans l'univers sociétale auquel tout être humain est soumis, bien des comportements et des circonstances peuvent influencer le devenir d’une relation. Mais d’emblée ? Je pose là le premier instant, le regard qu'une mère porte sur son enfant en le tenant dans les bras, la première fois. Non, ici, c'est le bien le père qui porte Kevin à la maternité. Serait ce alors ce petit oubli qu'Eva devra payer toute sa vie? Plus tard, elle essayera pourtant de se rattraper. Trop tard! Son fils ne cessera de le lui rappeler.

Fils intransigeant, qui n'explique pas, qui ne rationalise pas, comme enfermé dans le cercle vicieux du en vouloir, en vouloir à jamais, en vouloir d'être né, peut-être, tout simplement. Et pourtant, il lui en veut dans l’exclusivité. Futé comme il est, tôt il a sûrement saisi le fait qu'un enfant ne vient pas au monde tout seul, que la mère ne porte pas l’entièreté de la responsabilité de son existence. Cette persécution possessive n’est elle pas la preuve d'un amour absolu envers cette mère?

On peut y voir aussi l’unique relation qu'il entretient avec franchise, sans masque ni mascarade, il se montrerait face à sa mère tel qu'il est, réellement. Il serait donc possible que l'homme, dans sa nature la plus pure soit profondément mauvais? On n'est bien loin de la pensée de Rousseau selon lequel l'homme naîtrait naturellement bon. Cet excès de sincérité n'est elle pas, là encore, la preuve d'amour envers cette mère, la plus profonde et la plus loyale qu'il soit? Ne tue t il pas ceux qu'elle aime pour ne l'avoir que pour lui seul? Son univers social pour ne plus théâtraliser une vie contraire à sa nature qu'il ne permet de montrer qu'à elle seule ?

Ou bien non, il fait ça pour la punir, pour la faire souffrir, pour lui transmettre par le lien du sang le sang qu'il a lui-même maintenant sur les mains. Il savait pourquoi, il ne sait plus. Peut-être a t il fait cela pour couper un cordon ombilical qui n'a pu l'être en temps voulu? Serait ce sa sortie d’Oedipe à lui, une façon de rompre avec ce lien trop puissant, qu'il n'a de choix de faire que brutalement et absolument? Un complexe d’Œdipe mal résolu? Et si le stade anal n'avait pas été dépassé? Question qu'il faut poser lorsque l'on voit avec quelle force récurrente Lynne Ramsay nous montre la bouche de Kevin, cette bouche à l'horreur charnelle, destructrice érotique et plaine de rage, qui contraste si bien avec celle d'Eva, mince, flétrie, sèche et sans vie.

Tuer gratuitement. Cet acte irréparable fait écho à une réalité bien trop tangible, malheureusement. Lynne Ramsay a voulu avec son film se focaliser sur l'origine de l'acte, contrairement à Elephant de Gus Van Sant qui n'en relate que les faits. Mais pourquoi s'acharner sur une origine uniquement maternelle? Commettre un tel massacre ne relève t il pas généralement des causes multifactorielles, familiales certes, mais bien souvent sociales, culturelles, psychologiques, voir religieuses ou politiques? Comment savoir? Pourquoi tout attribuer à une relation mère-fils mal construite? Cette obstination éloigne le fait à démontrer de la réalité, qui croira à ce seul alibi?

Questionnement sur la nature humaine, sur la relation mère-enfant, l'origine de la haine, et l'acte de tuer gratuitement.

mardi 25 octobre 2011

Pudique Acide/ Extasis


Pudique acide / Extasis (recréation) from Karim Zeriahen on Vimeo.

Deux corps. Parfois un et deux. Un instant un ou deux. Quand ce n'est pas un puis deux. Peut -être qu'un, seul, suffirait? Finalement. Choisir un ou choisir deux? Pas de deux. Une chose est sûre, un quatuor orchestra sa conception. Saynètes écoles buissonnières de deux chorégraphes expatriés aux US. Influencés par leurs maîtres, Mathilde Monnier et Jean-François Duroure ont réussi un mariage antipode, du caractère facétieux et expressionniste de Pina Bausch à l'abstraction de Merce Cunningham.

Comme un combat entre deux acides, il en vient de savoir qui sera le plus fort, lequel participera à la réaction. Ils osent le mélange des genres, androgynie ou gémellité, sans la moindre retenue.  Mimétisme, confrontation, fusion, un jeux de ping-pong illustrant les états d'âme de toute relation, quelle qu'en soit la nature. Aux accents de cabaret berlinois année 30,  Kurt Weill  anime nos deux protagonistes vêtus de kilts, bretelles et coiffures façon Jean-Paul Gaultier. Non, je veux dire tout de costume tutu-imperméable-veste-de-smoking-long vêtus. Du voguing à la break dance, un "à deux" décliné avec acidité, au teint rouge rosé de la pudeur blessée.

Qu'y  font-ils? Ils font ça:


" Certes, je n'ai pas l'ambition d'être un ange, bien que mes relations avec eux se soient améliorées depuis quelques temps. De ma huitième à ma douzième année, j'avais pour habitude de me retirer dans une chambre fermée à clé où je faisais des grimaces féroces, tourbillonnais sur moi-même, les poings serrés, pour mettre mon ange K.O. J'éprouvais pour lui une haine totale. Je suis sûre de lui avoir décroché un coup de pied et d'avoir ensuite mordu la poussière. Impossible de blesser un ange, mais j'aurais été heureuse de savoir que je lui avais sali les plumes. "


Flannery O'Connor - L'Habitude d'être



vendredi 9 septembre 2011

" Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie"

Je voudrais parler de Bonn en terme de locales et autres parades. Je ne sais s'il s'agit d'une spécialité endémique ou si c'est moi, flanquée d'un nouvel instinct ésotérique, qui me met à voir la chose de façon systématique? Nul ne sera. Mais en tout cas, je n'ai vu ça qu'à Bonn.


le piano-machines à laver
- Il faut citer en premier lieu, le piano bar machine à laver appelé également "Innovation Point der Kultur Waschsalon", déjà développé ici
le bar














flores locales
- Le café étudiant ambiancé piscine, dit "Café Blau", construit à l'emplacement d'une piscine asséchée. On y trouve encore des baigneurs  figés dans l'exercice de leur action, le bleu typique fond de bassins, le relatif bien qu'encore intarissable parfum de chlore (qui se marie très bien avec la Kölsch locale) et en sus, un dancefloor pétanqué de toute beauté (pour le fou-fou de la danse tardive et déchaînée).

les baigneurs 





- L'opticien marchand de thé "Optic Röhrig", où des thés exotiques en vrac font face à de prosaïques lunettes mis en exergue sur livres papier-carton mal assemblés et tellement  grossiers dans leur habillage. Le vendreur, en position d'arbitre, se tient au milieu en mode pisse-froid m'as-tu-vu, pas loquasse pour deux sous, vieux bougre!

- Les cabines téléphoniques font parfois armoire à livres, reconversion tardive pour un service en pleine désuétude." Öffentlicher Buchschrank", un concept de prêt de livre gratuit et autonome pour personne responsable et civilisé, pas pour les français donc, cela va de soi.




- Son cinéma "Rex" théâtre cabaret ambiance disco année 90 et son rideau! (ce dernier est une caractéristique toute  propre aux salles de cinéma allemandes, ce fameux rideau qui se ferme après les bandes-annonces pour se rouvrir au moment du film, un  art en soi!).






Il faut ajouter à cela un ensemble hétéroclite de choses, associées à l'environnement de manière totalement saugrenue, comme autant d'éléments brisés et éparpilles dont on aurait voulu se débarrasser,pour ne plus jamais pouvoir les associer. Parfois trash, une structure logique confinant avec l'absurde.

= Crapauds en ballade
- Hier, j'ai couru avec des crapauds à travers un champs de laitues.





- Dimanche, deux têtes avaient roulé à la sortie de l'église. Personne ne semble s'en préoccuper. Pourtant, je pensais qu'il n'y avait que la France pour décapiter.






chien-fontaine
- Aujourd'hui, je me suis désaltérée à la fontaine. Ma surprise a été d'y trouver un chien. Le pauvre, il l'avait sur le dos profondément incrustée. J'ai bien essayé de le caresser (sait on jamais, si on lui avait jeter un sort?) Et j'ai attendu le prince charmant, hélas encore absent.










- Dans un prochain avenir, j'envisageais, pourquoi pas, de m'installer ici. J'ai flâné devant les vitrines de quelques agences avant de tomber sur celle-ci: des araignées mutantes disproportionnées me proposaient de me rédiger mon contrat . Pour le coup, j'ai filé et plus vite qu'elles!








Ville de guedin de ouf!!

mercredi 7 septembre 2011

"La mélancolie est une maladie qui consiste à voir les choses comme elles sont." (Gérard de Nerval)

Entre The Tree of Life et Melancholia, la vie de la Terre dans l'univers nous est balayée en quatre heures de temps.  La même année, le festival de Cannes nous prime deux films qui se répondent, l'un sur la naissance de la terre et de la vie, l'autre sur sa mort et l'anéantissement de l'espèce humaine. Le tout sur fond d 'images grandiloquentes et de musiques symphoniques, hé quoi, c'est qu'il s'agit de notre bonne vieille Terre! Qui a dit que l'homme était au centre de l'univers? L'approche de forme s'y accorde parfaitement, quand Malick fait l'apologie de la fratrie et des rapports humains bienveillants, Lars Von Trier nous montre le côté gangrené de la société au collectif et de l'âme ravagée par la maladie psychologique à l'individuel. Par contre, l'approche de fond est en total opposition, alors que Malick fait preuve d'un mysticisme exacerbé, Lars Von Trier donne la belle place au nihilisme salvateur. Nihilisme dont il nous donne la clé.


Jolie et profonde métaphore de la mélancolie qu'est cette inquiètante planète bleue. Pendant toute durée du film, je me suis questionnée sur le pourquoi du comment de ce bleu, si intense soit il, alors que depuis l'Antiquité, chez les grecs plus exactement, la mélancolie est associée au noir. Selon la théorie humorale d'Hippocrate, l'humeur mélancolique correspond à un excès de bile noire ("mélas" noir, "kholé" la bile), état dépressif qui conduit au dégoût de la vie. Que vient donc y faire ce bleu? Je me suis alors rappelée de cette expression allemande "ins blau fahren" qui littéralement veut dire "partir dans le bleu". Le bleu  ici se rapporte à la couleur du lointain (le ciel), de quelque chose d'incertain car il paraît que les objets distants auraient des teintes bleutées, les autres couleurs étant plus fortement résorbées par l'atmosphère. D'autres expliquent qu'il y a fort longtemps, quand on laissait au lin cultivé le temps de fleurir, de petites fleurs d'un bleu prononcé apparaissaient.  Et, lorsque quelqu'un partait se balader à la campagne, forcement il traversait un de ces champs bleus fleurissant, on disait alors qu'il partait dans le bleu. Aujourd'hui cette expression signifie entreprendre une excursion à la destination inconnue, du moins incertaine au départ, un partir loin lointain. Tout ça pour dire que oui, il s'agit parfaitement de cela, la mélancolie agit sur le psychique en renvoyant au monde son indifférence, en donnant à l'existence et à son décors un détachement où tout ne semble plus que vanité. Le mélancolique voit donc les choses en bleu, le bleu de la distance des choses à lui, de sa vie à la vie. Comme l'a joliment dit un jour Kundera "la douceur de la mort à une couleur bleue", douce parce que lointain donc bleue. Car nul ne doute qu’appréhender la mort en douceur ne peut se faire qu'en lui donnant l'éloignement nécessaire pour ne pas en faire une désespérante fatalité, pour mieux profiter de la vie en acceptant que la mort est partout. La mélancolie serait elle donc la seule issu pour accepter la mort?


Justine, sujette à la mélancolie dès le début, sait, sait qu'ils vont tous mourir, elle et les autres. Toutes les mesquineries et les travers hypocrites de la société  sont réunis lors de son mariage, une évidence qu'elle constate de plus en plus intensément par sa capacité à se détacher de ce décors sclérosé. Au début, elle a peur, peur de cette prise de conscience, de cette nausée (comme dirait notre cher Sartre) qui se dessine devant elle.  Cherchant du refuge auprès de ces parents, d'abord, sa mère, aigrie au plus au point, peut-être sait elle aussi? "tout le monde a peur lui répond elle". Parle t elle de la même peur? De cette une peur profonde et solitaire, une peur répondant au monde dont on se sait à sens unique à jamais absent. Puis, son père qui se défile, craint il une contagion? Une élucidation qu'il ne cesse de masquer dans un jeu incessant de futilité, grand enfant qu'il est ? Il lui faudra l'assumer seule.


Mais Justine finit par accepter, accepter l'étrangeté et l'insensibilité de la nature à l'égard de l'homme, la vanité de la vie, et le déplorable masque sociale de l'humanité qui pour mieux cacher sa peur de la mort préfère jouer à la vie. Cette acceptation se concrétise par un oui, contre pied de son mariage raté, où elle embrasse la mélancolie (la planète) en offrant son corps à son regard bleuté. Elle acceptera donc ce sort, comme la destruction amplifié de son monde sociale à l'humanité tout entière, immanquable fatalité avec l’acquiescement du corps. Ce qui n'est pas la même chose pour sa soeur Claire, elle si terre-à-terre, si pratico-pratique. De même que pour son mari si rationnel, qui n'acceptera pas la faute de calcul des scientifiques, faute de raisonnement, que tout ne puisse s'expliquer scientifiquement, à l'échelle de l'homme: en non dit le bannissement de l'inconscient humain et de sa maladie. Blessé dans sa rationalité, il préfère fuir dans la mort en se la donnant lui même. Il n'en a pas peur  puisqu'il se la provoque, il a peur de l'incontrôlabilité qui lui est associé, de la perte du cadre de la réalité censée pouvoir être en tout point expliquée. La peur de l'entité psychique incontrôlable qu'est l'inconscient et ne jamais pouvoir regarder dedans. Jusqu'au bout, il se voilera la face: la mélancolie est un mal qui ne peut frapper un être rationnel. Claire, elle, panique, panique à la mort de son mari et ne veut pas voir s'effondrer le monde qu'elle s'est si bien construit,  une faille dans sa vie si bien orchestrée. Elle n'a de cesse de se débattre avec la mélancolie, de vouloir s'échapper, entraînant son fils, dans un nul part inexistant. Le soir dit, elle voudra encore mettre en scène la vie, la jouer face à la mort, face à la maladie, macabre vie. Porter un toast en son honneur? Justine a bien compris le côté dérisoire de la situation, car si vie il y a la mort aussi.  Etre atteint psychiquement signifie t il être déjà mort? Faut il obligatoirement être mélancolique pour l'accepter ? Là encore, toujours cette question en trame de fond.


Peut-être a t on la réponse grâce au fils de Claire,  pas encore tout à fait aux prises de la société aveuglée, il sera sauvé de la panique mélancolique par sa capacité à se réfugier dans le rêve, à s'éloigner de la réalité par celui ci, aidé de Justine qui, en avertie, lui tend la main dans la bonne direction. La mélancolie, certes à cette faculté, mais rêver ne procure t il pas ce même éloignement à la vie, cette distance suffisante qui nous distancie de notre détresse face à la mort?


Il faut aller plus loin, le film nous y emmène. D'une esthétique formidable, Lars Von Trier joue avec la symbolique et la mise en scène des décors, faisant référence au cinéma expressionniste allemands des années 20 où les maladies mentales étaient justement une thématique de prédilection. Ne serait ce que la scène du boudoir, où Justine, frappée par l'évidence, se prend à remplacer des oeuvres d'art abstraites par des pendants figuratifs comme approche concrète et sensible du monde à éloigner et non de l'abstraction rationnelle de la pensée. Film qui est donc lui même la solution,  car l'art donne aussi à la vie cette fonction de décor détachable et jetable. La boucle est bouclée, car bien souvent la qualité de l'artiste vient de son humeur mélancolique qui lui permet de créer une oeuvre, médiateur au renoncement à l'importance de chose de la vie et remède contre l'intolérabilité de la mort. La mélancolie ne serait pas une fin en soi mais un moyen de voir les choses comme elles sont.


Un film où la fin du monde n'aura jamais été aussi douce.

lundi 15 août 2011

Ich schmolz zu einem kleinen, hübschen Nichts zusammen @Kennedybrücke

Un pont magique.


Il fait chaud, le vent se lever, s’infiltre au dedans à travers les tissus légers de mes vêtements, comme un tourbillon me fait danser et semble vouloir m’engloutir toute entière dans un nul part perdu, au plus profond d'un néant inconnu. Les couleurs sont atypiques, un rose bleuté orangé illumine l'immensité du ciel habité par une masse spectrale de nuages, puis retombe docilement sur le scintillement de la grande roue qui tourne à vide, inlassablement. Les nuages sont vagabonds, par amas se font tantôt menaçants tantôt coquins, dessinent dans le ciel des formes aux contours abstraits: la fresque du temps de la journée qui vient de passer. Des péniches attrape-œil nous attirent vers le fleuve. Immenses dans leur longueur, happées par le fond de leur poids : à chaque second on a peur qu'elles se noient. Leur lent déplacement conjugué à cet appel vers le bas dégage une profonde empathie, un sentiment conjoint de devoir accompli avec labeur et d'éreintement continu. Pauvres grandes demoiselles, vous êtes élégantes malgré le fléchissement de votre robustesse.


Sur ce pont, on peut rester longtemps. C'est sans doute à cause de l'eau, étendue si familière, artéfact de la surface du sol, car c'est un piège , il y a un dessous que l'on ne verra jamais. Mais d'où vient donc cette constante attirance pour les masses d'eau? D'un fait historique incontestable, du point de vue sanitaire mais surtout en terme de développement économique, de nos jour un tel argument est il encore valable? Et pourtant, quand on y fait abstraction, quand on se détache de tout aspect matériel, le fait là, univoque. L'eau, étendue, a de l'attrait, nous séduit, nous met dans un état de profonde mélancolie. Pourrait on donner une explication par un peut-être? Peut-être parce que les masses d'eau ont la capacité de capter une petite parcelle de l’immensité du ciel? Oui, cet objet si lointain nous semble soudain tout près, à porter de main.  Se sentir plus près du ciel, voilà qui prend toute sa signification à un inconscient collectif dont la destinée s'en remettrait immanquablement aux célestes hauteurs. Ou est-ce son calme apparent? Le foisonnement du biotope l'entourant? La face cachée de son aspect innocent, torturé et torturant de la chercher constamment? Tant d'autres choses le sont également, et pourtant? Serait ce alors l'effet du pont?


Pont, dans tous les cas imperturbable à ce questionnement. Quelle émotion de sentir qu'en maître il vous retient malgré tout, qu'il vous soustrait de l'appel inconscient de la masse d'eau, lui majestueux et empli de la sincère assurance de son être. Sinon, la tentation serait trop forte, y plonger serait trop facile, s'oublier dans l'immensité de ce bleu serait merveilleux.


Producteur d’illusions d'optique, il en distribue à tout-va, dispatcheur de distorsions et de superpositions, tout prend d'incroyables proportions lorsqu'on s'y promène: le ciel au dessus de nos têtes, l'eau qui coule sous nos pieds, les péniches qui croisent nos enjambées, et les mouettes qui rient de nos pensées. Tout est grandi, magnifié, les éléments prennent vie dans un fracassant éclat de supériorité. Les parties mortes de la nature deviennent soudainement chaotiques, emplis d'une force nouvelle et mystérieuse, se déchaînent, comme alimentées de sucs magiques, en une force d'expansion, de lui vers la plénitude des environs. Qu'il semble grand, impétueux, il dessine son chemin, comme un étirement prolongé dans le temps, un trou dans l'espace, dans le mouvement.

" On se suffit profondément à soi-même, on oublie consciemment…Fermons les yeux, à l’abri pour l’éternité ! Mais non, voyez, là-bas, dans l’étendue gris vert et écumeuse qui se perd en de puissants raccourcis jusqu’à l’horizon, voyez, une voile ! Là-bas ? Quel là-bas est-ce ? A quelle distance ? Proche ou lointain ? On ne le sait pas. On sait quel vertige trouble notre jugement. Pour dire quelle distance sépare ce bateau de la rive, il faudrait savoir quelle est sa taille. Petit et proche, ou grand et lointain ? Notre regard est incertain, car nous n’avons pas d’organe ni de sens qui nous renseigne sur l’espace…Nous marchons, nous marchons. Depuis combien de temps ? Jusqu’où ? Qu’en savons nous ? Rien ne change notre pas, « là-bas » est pareil à « ici », « tout à l’heure » est semblable à « maintenant et à « ensuite » : le temps se noie dans la monotonie infinie de l’espace, le mouvement d’un point à l’autre n’est plus un mouvement, il n’y a pas de temps. " La Montagne Magique, Thomas Mann

D'une propulsion, il nous projette de Bonn à Beul, c'est selon la direction. Les mouettes rieuses donnent une touche de gaîté à cet ensemble suspendu, obstacle imprévu entre deux immensités qui cherchent perpétuellement à s'embrasser. L'eau ne rejoindra jamais le ciel. Complices de cet envoûtement lésé, joie des cellules du corps toute amplifiée.

Tout ceci ne serait qu'une métaphore?
"La grandeur de l'homme, c'est qu'il est un pont et non une fin" Nietzsche


samedi 13 août 2011

Tolstoï, le dernier automne

Un film qui ne dit pas toute la vérité, qui semble prendre parti d'un Tolstoï comme idole à vénérer en laissant dans l'ombre Sofia Tolstaïa, sa femme. Auteur à son insu, elle est restée à l'écart des cercles littéraires de l'époque malgré quelques oeuvres inédites tombées à présent dans l'oubli (dont La Petite Poupée-Squelette, conte pour enfants que je cherche désespérément à me procurer en français. Ah, voilà enfin l'explication!). Une personnalité d'une remarquable persévérance psychologique dont le rôle se trouve ici recaler à la figure d'une petite-bourgeoise, "intrigante digne d’un roman de Balzac, tout juste bonne à répandre peur et effroi autour d’elle".

Donc, loin de rendre compte de la situation inextricable où les Tolstoï se sont enchevêtrés au cours de leur vie commune, le film nous livre une version appauvrie d'une réalité conjugale infiniment plus dense.

Voici ici un article qui explique bien des non-dits: M. et Mme Tolstoï, couple infernal

mardi 9 août 2011

Océan d'amertume


Tel aurait pu être le titre traduit en français. Un film sur une relation. Mais bien loin du joli cliché de la comédie romantique d’un après-midi d’été. Il s'agit ici de sa dissolution, de son effritement par le passage du temps, de sentiments qui se meurent à petit feu. Mais O combien il est difficile de l'accepter et d'avoir l’esprit assez lucide pour pouvoir se dire que tout ce qui a été n’appartient plus qu'au passé ! Surtout quand les braises sont sans cesse ranimées par des souvenirs oubliés.


Un film vrai, authentique et extrêmement cru, aussi bien dans la description des sentiments qui animent ces protagonistes, que dans leurs retranscriptions physiques, à l'écran. Tout n'est pas dit, des ellipses parsèment l'histoire de cet amour discontinu. Assez pour se questionner, interpeller les fondements de notre esprit d’homme occidental (car oui, il s’agit là de fondements sociaux occidentaux, trop fortement de mon point de vue, car, autres traditions, autres mœurs et autres conceptions de la vie) : jusqu’à quel point peut on faire confiance à ces sentiments? Peut-on bâtir une relation uniquement sur leur seul fondement si aucun socle commun, bagages sociales et culturelles, n'est présent? Car on touche ici le noyau d’une passion qui s'éteint: s'il n'y avait rien d'autres, pour l'enrober un peu, lui donner de la consistance, le moindre maux lui est fatal. Rien ne peut plus rapprocher, rien ne peut plus être partager: les corps qui ne s'aiment plus s'en prennent aux êtres qui finissent par se détester  Quelle duperie ! On se joue de nous, on nous manipule, et il s’agit nos propres sentiments, de notre propre nous-mêmes! Et quoi, il faut bien croire que le seul nous que nous puissions contrôler réellement est notre propre raison. Mais dans ce cas présent, peut-elle vraiment se faire entendre? Peut-on prendre en considération des faits réels qui eux resteront? Comment une chose aussi mystique que l'amour peut il y faire appel? Combien de variables faudrait il prendre en compte? Une telle hypothèse est simplement inconcevable! Surtout que le corps, lui, ne l’accepterait jamais. Il ne faudrait qu'être une machine à procréer! Il n'y a donc plus qu'à consentir, consentir à la fragilité de toute relation, ne pas construire trop fortement, pour que l'écroulement est lieu en souplesse, sans trop de dégâts, sans entraîner les bas côtés et les proches habitations. Et la place de l’enfant dans tout ça? Leur pauvre petite fille, que va elle devenir? Ne pas bâtir trop fortement signifie t il renoncer à avoir des enfants?


Voici toutes les questions qui traversent ce film sans jamais y donner de réponse. Car Derek Cianfrance se garde bien de toute analyse psychologique : seuls des faits, des menus faits qui craquellent puis déchirent, complètement, l’édifice commun. Un film déboussolant, déboussolant nos principes moraux, sociaux, d’une ère révolue, celle du couple unique d’une vie unique, celle que le judéo christianisme a inculpé à notre société depuis des centaines d'années.

PS: En parlant de machines, voici une petite histoire derobot déchirante, et déchirant!

dimanche 7 août 2011

Kölsch @Cologne

Dilecte: le Kölsch. Bière: la Kölsch. Ici, on parle la seule langue au monde que se boit aussi.


Dom
Comment dire globalement, Köln est une ville foisonnante, oui c'est bien ça, foisonnante. Les rues sont pleines, toujours, en tout lieu, à chaque instant. Une vraie fourmilière qui grouille, un tourbillon de corps qui se meuvent, un ensemble aléatoire de comportements déterminés, jungle urbaine bruyante, étouffante et sclérosée  impossible de ne pas avancer.


Il y a son Dom d'une immensité imposante. Effrayant que de marcher en sa direction tête levée pour toujours fixer son sommet, l'impression qu'il se rapproche consciemment de votre personne, l'image d'un père surpuissant, divinité réprimante: comme appé, vous sentez l'attrait d'une peur vertigineuse. Enfin dominé, vous ne pouvez que baisser la tête tout en sachant que vous étes en sécurité, là, sous l'aile de ce colosse tout de noir strillé.


Après la fabrique à pain de Bonn, le cinéma commode de Köln: le Filmpalette. Trois petites salles sur rue qui s'ouvrent à l'heure et en temps voulu. On y entre, la case est choisie, puis se referme, vous êtes dans le bon tiroir. Plafond étoilé, rideau damassé, une impression de boîte à musique raffinée. Une dizaine de siège peut-être?


Les demoiselles parmi les éponges

Des store concepts, beaucoup, éclectiques, à tout égards, il n'y a que ça. De apropos petit village bobo, en passant par le Grüne Erde Wohnwelt bois-affiné-non-laqué-pour-une-nature-respectée, au Globetrotter du pratique sportif hightech. Arrétons nous sur ce dernier. Magasin de sport sportif construit autour d'une piscine, où après s'être initié aux techniques du pagayage, avoir effectué un baptême de plongée sous le regard d'une clientèle scrutatrive, entrepris une petite session de bloc dans un pont transparent visible par le moindre quidam de la rue juste en dessous passant, sans manquer d'effectué l'analyse comparée de deux trois tentes avec matelas pour variable d'entrée, il est possible d'observer de ravissantes demoiselles nommées méduses, se dandiner parmi des éponges roses, au 2ième rayon sportswear femme.




La boulangerie Baklhausen de la rue Apostolenstr. avec son Fladen Stuten aux allures de Banh Bao, à la texture sconesenière et au bon goût de brioche. *sabber und lechz* Toutes sortes de pain avec plus ou moins de graines et de schroten y sont présents. Des Hefen toujours, parfois des bouts de carottes, de noix, de maïs ou de lentilles quand ce n'est pas la macédoine entière qui garnie sa mie. Il n'est pas impossible de croiser, au détour d'une miche, des tranches de pommes de terres enfouies en son sein.  Des pâtes à pain à la compotes de pommes et au sirop de betteraves sont camouflées parmi la multitude des boules présentées dans la vitrine, à vous de les trouver!


Le Rhin, son Rhin, avec ses bouts de mur pliants - contre immersion des berges en cas de crues prononcées - cachés dans les entrailles des ponts le chevauchant! Et son vieux ports, trois frontons de pendaisons, reconverti en habitations pour populations très très très huppées.


un phare breton en
plein Heliostraße!


Son quartier Ehrenfeds, et sa  Heliosstraße. Ici, se tient un phare au beau milieu de la rue. Quand je disais que la contrée avait des airs de Bretagne sinistrée! (C'est simple, ici, est à Rhein ce qu'est à Breizh en Bretagne) Sinistré oui, un ensemble d'entrepôts désaffectés carreaux cassés.




les pendus
On y fait pendre de choses, comme un nounours, même un nounours dans tout sa naïveté n'arrive pas à trouver un petit peu de gaîté dans ce quartier. Gris. Des chaussures suspendus à un bout de ficelle, un comme chez soi réduit à néant. Et pourtant, des artistes se sont emparés de cette douleur et l'ont détournée pour redonner de la valeur à ce quartier, un bout de celle qui appartient au passé !




Quelle créativité a t elle su leur procurer! Quelle florilège de couleur se dessine sur les murs frités! Quelle transformation que ces peintures ont su donner à ce quartier abandonné!


Little Lucy et son chat
Qu'il est plaisant de se promener et de dénicher sur la surface palimpsestique d'un mur le petit clin d'oeil d'un de ces artistes nocturne! J'ai enfin trouvé Little Lucy et son chat, El Bocho est donc passé par là!


Son Kunstbar, bar conceptuel et innovant, dont l'habillage mais pas uniquement change tous les ans. Un artiste, invité, se charge alors de le redesigner, couleur, peinture, son, lumière, ameublement, tout y passe même les cocktails rivalisent de conceptualité. Caché entre la gare, le Dom et son cagibi, presque au niveau des catacombes, il sera être votre traversée du miroir la durée d'une soirée. Bariolé, un petit îlot coloré au milieu de ces masses grisonnantes qui dominent la ville.


die Kunstbar
Il ne faudra pas oublier de se procurer un petit échantillon d'Eau de Cologne, eau de ce parfumeur italien, Jean Marie Farina, venu s'installer à Cologne et qui honora de son nom sa trouvaille olfactive. Mais pourquoi en Français? Parce qu'il se trouve qu'à l'époque, le français était la langue préférée des hautes sphères de la société. (et on se fait un peu mousser au passage)

vendredi 5 août 2011

La Leçon de piano




Ce que le film "la Ballade de l'Impossible" n'avait réussi à rendre, est parvenu ici à être produit. Peut-être est ce la force de la musique? Précis, intense, époustouflante émotion de menus détails, cette immense tristesse de l'être, ce renoncement de soi, l'impression vertigineuse de ne pouvoir exprimer sa colère.  Parole des vides, cri inaudible de l'espoir et cette nuque si fragile qui ne veut pas flancher.

Un bruit qui reste muet, sans résonance aucune dans le fracas du monde, comme un premier pas vers la mort. Seule la mélodie du piano et le ravissement de la nuque s'exprimeront tandis que le regard reflétera l'image d'une âme qui se noie. Un sursaut, d'abord réprimé, surgira pour dire finalement non à la mort salvatrice et oui à cette vie brisée, le piano lui est perdu mais pas l'envie de jouer. La mélodie du piano englouti résonnera encore longtemps sur le désert sablonneux de l'immense plage d'une Islande sauvage.

lundi 1 août 2011

Aus Liebe zum Apfel @Frankfurt am Main

Il ne faut jamais laisser d'a priori s'installer dans votre esprit. Non jamais. Je n'aurais jamais autant sali le nom d'une ville, je n'aurais jamais autant terni son image, je n'aurais jamais autant banni son habillage habitable. Et j'ai eu tort. Tellement tort. Milles et une raisons m'ont fait changé d'avis, un ensemble de petites curiosités ont ébranlé bien des faits établis. Je suis venue et j'en suis repartie, ébaubie.


La gare, puisque lieu commun de tout voyage, de toute transition d'une ville à l'autre. J'en sors étourdie par le brouhaha incessant des voyageurs et le cri exténué des railles se plaignant de l'arrivée trop brutal des trains. Des colosses de verre s'imposent dans le décor, cachés timidement derrière de petites façades proprettes, à l'ancienneté restaurée, comme pour essayer tant bien que mal de se faire discret. Le décalage est trop vif, une immense tristesse s'en émane, pris de pitié pour ces géants de verre,  l'image devient insupportable et la vision insoutenable. Vite, nous nous enfuyons alors vers ce quartier patelin provinciale, au abord de la ville, au milieu de champs, de jardinets et au chevet de la forêt pour effacer le flux ardent de sentiment qui nous a accueilli à la sortie. Pas des moins ordinaire d'ailleurs que cette étendue de verdure, il s'agit du quartier Oberräder, berceau de la fameuse Grüne Sauce.



Mainhattan


Une vision enchanteresque se présente alors devant moi: le skyline éclairée de Mainhattan dans le noir effrayé. D'une remarquable beauté au sein de ce clair obscure, parachuté sur la ligne d'horizon des champs de Kräuter, saupoudrant de leur éclat les herbes avec fierté. Ici plus de timidité, ils sont là, assumant toute leur modernité.





Longeant le Main le lendemain, Mainhattan se fait plus près de nous à chaque pas effectué. Docilement, nous apprivoisons cette image, la détresse timorée de ces buildings petit à petit semble s'effacer (ce qu'hier nous n'avions supporté tant l'affliction se lisant sur leur visage). Sur les berges, les animaux sont dotés de nombreuses bizarreries: les canards, à l'image des buildings, sont géants (un double canard fera l'affaire dans votre imagination), sont brouteurs (tête vers le bas, ils cueillent la pointe de l'herbe fraîche à coup cadencé de becs). Les chiens sont assis bien droit, se la joue en mode humain (assis dans la voiture à la place du copilote, on distinguerait presque une carte sur leurs genoux). Les oies, trop blanches, aboient (il faut entendre un son proche de celui d'un chien tirant vers un bellement de mouton). Et les poules d'eau, qui ne vont jamais dans l'eau,  sont couchées en chien de fusil le long du rivage, elles contemplent les nuances vaseuses, esquisses abstraites de la figure anthropique à la surface de l'eau.


L'arrivée dans le centre a  lieu en fanfare: des chars défilent pour la diversité des causes, l'acceptabilité des opinions, la reconnaissance de droits négligés. "Einigkeit und Recht auf der Gleichstellung. Artikel 3" prône les chars à l’unisson. Un mélange de Love Parade et de Gaypride, les genres partent dans tous les sens, quand ce n'est pas dans du non-sens: un gros fourre-tout sur fond de house, le paradis des sexes indéterminés. On distribue des autocollants, on vous en colle de temps en temps, mais sur l'épaule droite uniquement. Un univers freaks, coloré, asexué.


Spécificités qui font les merveilles d'une ville, petits trésors cachés dans le coeur endolorie foisonnant d'activités entremêlées. On citera les glaces das Eis (das heisst?) doux parfums bioéquitables non sucrées, son marché couvert bariolé, exotique aux couleurs de la méditérannée, hétéroclites dans ses formes, affinés dans ces goûts, un ravissement esthétiques des sens, de la saveur à perte de vue. Imori pâtisserie franco-japonais et son intérieur maison de poupée, son harpe géante et son piano s'autojouant, ses gateaux riquiquis et ses boîtes de thé Kusmi alignées sur l'étagère de l'entrée. Quand on entre ici, on a la curieuse sensation de rétrécir, de rentrer dans le monde des chapardeurs et que ce soit toujours l'heure du thé.



MyZeil

La caractéristique principale de cette ville tient à son architecture diversifiée, car de la reine de ville allemande il s'agit. MyZeil aux courbes arrondies et meutries, centre commercial percé, traversé par un bout de ciel culotte de gendarme ou oeil attristé de cyclope. Il aspire la lumière du soleil, à trop le regard il peut vous aveugler.

Du vieux retravaillé dans du nouveau construit, des fouilles gallo-romains au coeur des building de verres: nonchalamment des enfants jouent en dedans, plus le moindre respect pour ces vielles choses qui ont bien du mal à subsister. Mais à quoi bon regarder le passé? Cela servira juste à accentuer l'affliction de nos colosses timorés, à rien d'autre.



Tour Henniger



Alors que la tour Henninger, asymétrie aux allures de verre pour bébé, transition du biberon au gobelet, se fait entendre au loin quand on lève les yeux vers le ciel, le Museum der Modernen Kunst triangulaire joue de nous, nous tournons en bourrique dans les entrailles de son cheminement interne.









Karl (Charly) Heil
Le quartier Sachsenhausen est le plus incongru de tous, attention une mesquine dame, cachée au coin d'une rue (je ne vous dis pas laquelle, haha), vous crachera dessus au passage. Sur le dallage, on marchera sur des pommes en hommage à la spécialité que l'on fabrique ici: un cidre muté, de l'Apfelwein ou Appelwoi comme on dit localement, du cidre alcoolisé au goût amer-doux. Petites huttes de bois, un village gentillet qui fait doucement penser à celui d'Asterix.


Les passages obligés ou devenus obligés sont aussi de la partie: Se prendre en photo sur le podium ICH (rien que pour l'ego), l'inconditionnel coup de balançoire postprandial (la Grüne Sauce a failli resurgir), la visite au vergé des érables (les feuilles!), et l'incontournable promenade au Alte Friedhof (au lieu de réflexion sur le sens métaphysique de mon futur trépas).



Puis des côtés français grossièrement prononcés ont pointé leur nez: du bistrot Maaschanz ou restaurant Die Kuh die lacht (Gesundheit!).


On a cueillie des quetsches et bu du thé vert dans un théière au fond vert pomme. Mon destin m'a repris par la main. On a vu un mur d'escalade sur le ravalement d'une façade, du lierre obèse gobant une maison, et bien des choses qui malheureusement ne peuvent ici rendre tout leur effet. Feu le quartier!