mardi 29 novembre 2011

Michael

Michael la 40aine, homme discret, ni beau ni moche, employé modèle d'une compagnie d'assurance, pavillon de banlieue. Ordinaire.
Le soir, rentre sa voiture dans un garage attenant, fait dérouler les volets électriques de ses fenêtres, ferme la porte à clé. De retour à la cuisine, range les courses et fait à manger. Banal fin de soirée pour célibataire désoeuvré.
Mais quelque chose cloche, le couvert est mis pour 2. Un invité peut-être?
A la cave, descend quand tout est enfin prêt, ouvre une lourde porte de fer blindée, entrebâillement qui laisse place au gouffre noir du silence et de la honte.
Viens dit Michael: Wolfgang, 10 ans, séquestré et violé, on ne sait depuis quand, ni comment, est appelé pour le dîner.



De longs plans séquences, une esthétique minimaliste et épurée, un film froid, glaciale même tellement il s’abstient de tout jugement, de tout empathie, de tout commentaire. Des faits, rien que les faits ne laissant qu’à voir. Voir justement, la caméra comme un guide, œil du spectateur, voyeurisme divulgateur, petit à petit montre et dévoile une violence hors champs, d'autant plus forte qu'elle laisse le spectateur abandonné à ce jeux malsain d'imaginer toute l'horreur de ce qui est occulté. Presque honteux d'avoir de telles pensées, le sentiment d’aller trop loin qui rend coupable.

Oui, moi, spectateur, complice de ce cauchemar, aussi impuissant que Michael dans sa volonté d’en sortir. Mais Michael, lui, est bel et bien enfermé dans ce quotidien qui ne cesse de l'accaparer, au banc de la société, isolé dans sa maladie. Il doit sans cesse se méfier, pas de famille, pas d’amis, pas de sorties, conservé son apparente banalité dont il est le prisonnier. Conscient qu’il fait du mal, mal qu’il tente pourtant d’atténuer, de compenser, de rendre vivable. Jusqu'au bout il espère, jusqu'à l'utopique vision de se faire aimer de sa victime. En vain, il le sait bien, c'est un poids lourd qui pèse en son âme et conscience. Comment s’en défaire, à qui en parler? Une pulsion instinctive à laquelle il ne peut échapper sans être interné. Insolvable conflit intérieur lucide de son infâme cruauté. Mais, ne l'est il pas déjà interné? Sa maladie et la conscience qu'il en a ne font elles pas de lui un homme emprisonné, victime d'une séquestration d'ordre psychique et morale?
Voilà que le spectateur se prend d’empathie pour le bourreau, s'en émeut: il a presque l'air gentil, le pauvre devient la victime de sa propre maladie. N'est il pas monstrueux de penser ainsi? En sortant, on se demandera qui est réellement le monstre, Michael ou, nous, spectateur qui nous prenons d'affection pour ce violeur sequestreur malade, contribuant en traquant le dissimulé au processus de l'abominable et de l'inavouable?

Les traces de Michael Haneke sont bien visibles dans le travail de son assistant. Cette esthétique de la porte fermée qui évite au film de sombrer dans l'instrumentalisation émotionnelle de l'horreur mais qui n'édulcore en rien sa réalité. Car l'horreur, c'est précisément la normalité à laquelle prétend Michael.

Un clin d'oeil à Lolita de Vladimir Nabokov.

dimanche 20 novembre 2011

Il était une fois en Anatolie

Noir et blanc. La nuit et le jour. Un film découpé entre rêve et réalité.



Première partie, il fait nuit, à travers les plaines d’Anatolie, à la recherche d’un cadavre enfoui. Où ? Là est la question. Plein phare, un convoi de 3 voitures, pleines à craquer de tous les figures de la société: représentant de l’état, médecin, commissaire, militaire, assassin, mais aussi techniciens, bureaucrates, hommes à tout faire et conducteurs, à la queue leu-leu sillonne la contrée dans la plus totale solitude. L’assassin, n’est plus sûr, il a su ne sait plus : dans un champ plat avec un arbre en boule près d’une fontaine. Voilà l'unique indice du lieu du crime qu'il faut retrouver. Il n’y a plus qu’à fureter ce paysage désertique où chaque virage ressemble au précédent, chaque vallonnement au suivant. Et plus profondément encore ils avancent dans la nuit, le bruit du vent et les grondements du ciel capricieux berçant leur pas enclin à l'ennui et à la fatigue dans cette longue cavalcade qui semble ne plus avoir de fin. Seule la lumière des phares donne à voir. Comme des enluminures, des feuilles d’or sur des boiseries, la couche de brillant au jaune d’œuf en pâtisserie, un studio pour séance photo, une scène de théâtre à l’éclairage feutré. Un décor plus plastique qu’organique, qui fait ressortir un choix de détails ciblé, où chaque visage devient histoire, où chaque aspérité, ride, ridule, se montre décomplexée. Ce jaune sur les visages fait penser à la série des Dresdner Frauen de Baselitz, têtes maculée de cette même couleur où les formes extériorisées par nature (nez, lèvres, pommettes, le remplissage des orbites oculaires) deviennent formes intériorisées, renfoncées dans un visage jauni, artefacts cachés et traits de personnalités jugés bons de vouloir cacher. Les marques du visage se suffisent: toute la lassitude du monde s'y trouve dessiné. La caméra n'est qu'un moyen de faire deviner l'âme sous le corps, jusqu'à ses blessures et flétrissures, simplement, à fleur de peau.

Point de coupure, un interlude dans les ténèbres. Le premier: un train qui soudain traverse la vallée. Un appel du monde des humains, une guirlande sur un sapin, une enseigne de magasin, un message en morse, une étoile qui file en discontinu. Aucun souhait n'est plus à envisager. La seconde, chez le maire du village pour se restaurer. L’une des plus belles scène qui soit filmée : une coupure d’électricité restitue soudainement l'intégralité de son noir à la nuit. Tel un spectre merveilleux, la fille cadette a attendu ce signal pour enfin apparaître, passant de bonhomme en bonhomme assoupis sous l’assommante méditation postprandiale. Éveillés par la rare lumière de la lampe à l’huile qui trône sur le plateau parmi les tasses de thé, une icône sortie tout droit de leur rêve se dresse au dessus de la flamme face à eux, comme le cierge à une madone dans une chapelle inondée de céleste sobriété. Tableau d'un langage silencieux, chaque visage exprime son ébahissement, surpris par le charme surnaturel de cette fillette, brève utopie d’un rêve devenu réalité. La lenteur se fait sentir, une lenteur qui laisse le temps au récit, rendant la force des silences semblable à une autopsie.

Le jour arrivant, c’est bien elle qui a lieu, car le corps enfin retrouvé, est chargé et ramené à la ville. Bruit de chaire que l’on découpe, bruit de scalpel qui déchire, écoulement, giclement, froissement des tissus et des fluides corporels. On la voie en écoutant. Elle signe une fin brutale, arrêtée sur des fragments d'explication à l'image de ceux du corps autopsié, laissant le spectateur choisir et interpréter. Une obstruction du dénouement, continuant ainsi ce fabuleux voyage au bout de la nuit et de l'obscurité, dans les entrailles de l’humanité.

vendredi 11 novembre 2011

Effets psilocybiniens

Des envies de fouillis, de bric et de broc, de bazar inachevé, de frénésie déchaînée: le grand désordre du monde et toute sa vacuité. Oui, une caverne d’Ali baba , un bon bordel délirant, coloré et sulfuré, ce dont j'avais besoin, depuis longtemps.


- Je me suis rendue au Marché Saint-Pierre, temple du tissu et de la couturière. Étoffes diverses et variés, tulles, jutes, soies, damassés et toile de Joui. D'un regard tactile sur tous ces rouleaux à l'entrée, et me voilà projetée dans l'univers barriolé de Dreyfus Déballage du Marché Saint-Pierre. Vendeurs au garde à vous, maître de mesure au allure de baguette à polissonner, calepin et ciseaux à la main. Sévère même dans la coupure de leur tissu. Des lettres d'imprimerie bleues ciel sur le murs sont présentes, comme les rappels d'une maîtresse à ses écoliers indisciplinés: "nous ne donnons pas d'échantillons","Prier de laisser du tissu en quantité suffisante pour confectionner une robe". Et cependant, malgré ce cadre très ordonné, se dresse le grand déballage, rouleau après rouleau, se présente éparpillé, comme une garde robe que l'on viendrait de faire tomber: un véritable univers boltanskien! Parquet de bois, liftier (le dernier!), un intérieur rétro qui procure un ardant désir de s'acheter des rideaux de soie feutrée (j'ai failli en acheté), un méli mélo qui donne envie de bain de tissus, de sentir sous sa main les étoffes, comme le sac de graines du marché dans lequel on ne peut s'empêcher de glisser la main.


- J'ai fini par arriver à sa Halle, s'y exposait Hey! Modern Art & Pop Culture. Cocktail Molotov de darkness joviale et décomplexée, de l'enfer boschien au cabinet de curiosité. Etranger que cette ensemble si noir d’apparence laisse émaner un si profond sentiment de gaîté et de vie. La satisfaction d'avoir dompter ces phobies ou simplement d'avoir réussi à jouer avec la noirceur du monde? On pouvait y voir cette charmante collection de figurines en porcelaine victoria (étrange est la ressemblance avec celle de ma grand-mère écossaise!), habillées pour aller au bal.  Ou encore, les Reliquaires et autres bocaux de Murielle Belin qui recommande de les suspendre pour égayer votre appartement si le soleil s'avérait trop aveuglant, ou, de les poser sur la cheminée du salon, la couleur orangée des flammes en soulignera davantage les solutions entachées. A moins que vous ne préfériez les posters tragédies-de-la-vie-en-couple si chers à Véronique Dorey? Une part de gâteau peut-être? Attention, c'est bien eux qui pourraient vous dévorer! Une obsession du corps sadisé, surérotisé, transformé en bête ou en comestible, d'une agressivité punk aux traits d'une ironie fracassante, boudinée par des détails de ciseleur, un ensemble d'artiste qui n'a pas peur de se dévoiler, de montrer à tout va la totalité de ses tics et de ses tocs. Dommage que le maître en la matière en ait été absent! 


- Pour couronner le tout, une pièce de théâtre au théâtre national de Chaillot, la plus désinvolte qu'il n'y est jamais eu: "Au moins j'aurai laissé un beau cadavre" de Vincent Macaigne, adaptation déjantée et profondément moderne du Hamlet de Shakespeare. 

Oeuvre bouillonnante, qui n'en finit pas de crépiter comme une bougie d'anniversaire magique, un feu d'artifice qui ne s'arrêterait jamais, une sorte d'entité vivante en pleine division cellulaire incontrôlée: une tumeur maligne. On en sort l'esprit ravagé! C'est une pièce qui a la spécificité d'allier performance et théâtre, où l'action ne se limite pas à la scène mais intègre l'ensemble du bâtiment "le théâtre" (les acteurs jouent partout, à travers les rangées, derrière nous, au dessus, au dessous, dans les coulisses on les entend, même pendant l'entracte sous le regard illuminé de la Tour Eiffel on les surprend!), où l'improvisation n'est jamais loin (engueulade avec la régi son en pleine tirade), où le spectateur est un acteur à part entière qui joue (petite danse à l'arrivée, morceaux d'ananas distribués, des sacs à main troqués), subit (projectile d'hémoglobine, eau boueuse et serpentins. Heureusement qu'une bâche en plastique a été fournie au premier rang!), est pris perpétuellement à partie. Champ de bataille de corps et d'idées, où l’on vomit et ravale et digère le temps et les choses. « Hamlet, faut que ça saigne »!

Il faut toutefois préciser cette petite particularité: une entracte "Ti amo" lancé en boucle, résonnant  jusqu'au fond des toilettes, et si magistralement accordée au scintillement de la tour Eiffel trônant face à la baie vitrée du hall d'entrée. Comment ne pas y voir le summum du kitsch, un générique de Walt Disney ou d'un de ces vieux films à la guimauve, un cliché pour touriste? Non, c'est un exprès, un baume au coeur après cette première partie où les acteurs n'arrêtent pas de crier, de gueuler, de s'engueuler, de parjurer, de cracher sur l'homme et son humanité, un exprès qui vous emplie d'un profond sentiment de gaîté, d'un élan de compassion envers vos paires, pour prendre conscience, pour vous dire que malgré tout, l'altruisme ça existe bel et bien, parfois oui, du moins le temps d'aller vider sa vessie.



vendredi 4 novembre 2011

Hors Satan

Le plus rêche, le plus âpre, le plus acerbe des films de Bruno Dumont, dont l'atmosphère pourrait aisément se comparer à une feuille de verre que l'on viendrait frotter sur un mur rugueux, plein d'aspérités.



Pas de musique, quasiment sans dialogues, mutisme-monologue venteux, seul le bruit du vent est audible, un souffle rauque qui trouve écho dans le balancement des branches des arbres, les oscillations des brindilles d'herbes folles, les roulements des vagues de la mer au loin et le vacillement des flammes du feu de camp. Un vent qui balaie, qui met la nature en mouvement, cette nature d'une beauté accablante, si belle et si cruelle par son indifférence envers le malheur des hommes qu'elle côtoie. Car oui, le hameau qu'elle héberge, comme damné, enchaînera les évènements troublants, à la mystérieuse destinée. Un combat, un contre un, celui du diable avec un gars, vagabond de passage, au robuste et ascétique physique, seul à détenir ce secret belliqueux. Il semble puiser la force nécessaire à cet ultime duel dans le tableau de la nature époustouflante de vitalité, en lui voue, chaque jour, un culte assidu et consciencieux, face à un buisson, une clairière de sable fin, l'étendue d'un marécage. Vadrouillant par dunes et marais sur la côté d'Opale désertique, de temps à autre il s'arrête au village, pour s'alimenter ou remédier aux maux diaboliques qui accablent cette petite communauté. Déposséder la fille d'une mère de famille, anéantir le beau père d'une adolescente mal-traitée, intimidation violentée du garde chasse ou coït avec une promeneuse aguichée au allure de rite purifiant, expiation dont l'acmé, terrifiante, aboutira à un flot de bave moussante, comme le rejet d'une ribambelle de démons intériorisés, accumulation du mal et des maux de la vie.

Même au loin, avec l'élargissement des plans, le souffle des personnages marchant se fait entendre, supplantant celui du vent. Près comme juste derrière l'oreille, le souffle de Satan.

Un film qui résume à lui seul l'ensemble de la filmographie de Bruno Dumont, peut-être le plus abouti, un concentré de ses thèmes de prédilection. Mais sûrement le moins accessible pour le non averti.