dimanche 11 novembre 2012

Et comment vas tu vivre ton tiret du milieu ?

«Celui qui lutte contre les monstres doit veiller à ne pas le devenir lui-même. Or, quand ton regard pénètre longtemps au fond d’un abîme, l’abîme lui aussi pénètre en toi.» Nietzsche





La part sombre de l’âme est un thème qui obsède Werner Herzog. Avec Into the Abyss, il photographie sans filtre l’Amérique dont on ne parle pas. Cette small-town America trop éloignée des côtes pour être assise sur les chaises de L.A. la décontractée ou de New York l’intello branchée. Cette Amérique-là occupe le vaste centre, des milliers de kilomètres carrés de lisières, triste plaine du milieu qui entend parler de crise depuis cinq ans alors qu'elle y est à l'état naturel depuis toujours «En surface, c’est une mer d’huile, il ne se passe rien, explique-t-il. Et sous la ligne de flottaison, tout n’est que cruauté, violence et catastrophes.». Cependant croire que l’on a une emprise sur la violence d’une société parce que l’on peut tuer celui qui a tué s’assimile alors à croire que l’on maîtrise la nature parce que l’on sait l’ordonner au sein d’une surface circonscrite. Des illusions de contrôle qui ne servent qu’à s’aveugler plus profondément. Into the Abyss est finalement bien autre chose qu’un énième film contre la peine de mort. Il ne s’agit pas ici de faire des criminels des victimes, de minimiser la violence de leurs crimes ou de mettre en doute la validité du système judiciaire américain. L’étrange mécanique de Herzog opère à la fois à un niveau plus pragmatique – l’exécution est une pratique foncièrement stérile – et à un niveau plus existentiel, érigeant le meurtre étatique en summum de l’absurde.

Une question se pose alors: Le meurtrier est il vraiment fautif de son propre meurtre ? N’a t il pas eu de mauvaise raisons d’agir de la sorte ? A t il seulement eu conscience des conséquences de ses actes ? A t il agit d’une si futile manière (tuer pour une voiture) par simple envie matérielle? Cela ne provient il pas d’un mal plus profond ? N’est ce pas la symbolique qu’incarnait cette voiture qui en était le réel motif, une envie de considération, de considération sociétale dont les caractéristiques mêmes sont projetées, inconsciemment dans les objets détenus par ceux qui les possèdent, par ceux ou celles qui en sont dépourvues ? Parce qu’on n’a eu la chance de naître au bon endroit dans la bonne famille avec les bonnes composentes et les bons moyens de réussir ? Comment se fait il qu’au final, ce soit dans la matérialité des objets que de telles valeurs soient véhiculées ? N’est ce pas notre société et le capitalisme qu’elle héberge et cautionne le véritable responsable du passage à l’acte ?

Ce n’est pas la faute du meurtrier, non, mais de la société, de la société qui fabrique ses propres meurtriers, véritables objets de la société et du capitalisme. La société, mais qui en sont ces acteurs ? Nous, le quidam, tout un chacun ? Serions nous alors tous responsables, de tous les meurtres qui sont commis en son sein ? La société responsable de son propre mal, se retournant contre elle même, telle une maladie auto immune, qui la gangrène, une putréfaction de l’intérieur. Je suis donc responsable et c’est un vide abyssale. Into the abyss, dans les abysses de la société, au sein même des intraveineuses irriguant la tumeur qui l’affaiblit, l’inextricable petit amas de cellules dont la croissance ne peut être contrôlée, proliférant sans rien ni aucun moyen qui ne puisse en venir à bout : étant de fait, conséquence ultime à l’existence même d’une société en bonne santé : une poignée doit être sacrifiée pour la bonne santé de la majorité. On ferme les yeux, ce serait trop dure à porter, le poids d’une telle responsabilité sur sa conscience, bonne situation acquis par le sacrifice d’une minorité. N’y a t il vraiment aucun moyen d’exister sainement sans mettre une partie de côté ? A ne plus rien comprendre, face à cette impuissance, comme un mal inhérent à la vie en société. Quel gâchis ! Quelle injustice ! Encore faudrait il qu’on le mérite vraiment ! C’est à ça que la politique devrait réfléchir, comme soigner un mal si profondément encré dans la société, qu’elle porte en elle depuis des millénaires, des générations entières d’hommes et de femmes, un poids qui finira par la ronger toute entière, plus seulement au cas par cas ou par épisodes belliqueux mais dans sa globalité, par l’effondrer.

Reste à chacun de se demander : Et comment vas tu vivre ton tiret du milieu ?

lundi 20 août 2012

the ghost town


Un pas au dehors, et une bouffée de chaleur, suffocante, s’infiltre dans le dedans de vos poumons. Il fait chaud, de cette chaleur supplémentaire qu’on voudrait piquante, comme prendre une douche brûlante quand il faut déjà chaud, comme un lourd édredon qu’on rajoute sur sa couverture de laine l’hiver. Ne serait ce que pour sentir le poids de la lourdeur. La chaleur tape directement sur votre peau, dessine le contour de votre corps, le découpe de l’air ambiant, vous détache du décor. Pas âme qui vive dans Paris, les perspectives sont exacerbées par le vide régnant, le vent s'engouffre dans les artères emportant avec lui quelques détritus encore présents sur le sol, et la poussière. Si bien qu'au croisement il ne serait pas choquant de voir surgir  une pelote de paille roulant, poussée par le vent. Moi marchant au milieu de l'avenue (du Général de Gaule), sac en main, comme un cow-boy prêt à dégainer son pistolet.



Le métro, je suis seule dedans avec deux bonnes sœurs de dos, et un asiatique qui tient fermement sa valise. Il n’y a personne mais j’ai peur qu’on me la pique, ces parisiens ! On entend parler anglais allemand, espagnol, suédois dans les dédalles. Un groupe, vraisemblablement des provinciaux tout puceau de paris qu’ils sont, se déplaçant en bande, perdus sur le quai de la 7 : direction Villejuif-Louis Aragon. La patronne, madone à l’embonpoint certain, interpelle le quidam sur le quai d’en face de sa gutturale voix : la 6 passe par ici ? Il y avait 7 écrit juste au dessus de sa tête.

La salle, derrière un bout de soleil, petit enclave dans la chaleur, portes ouvertes : anormalement vide, anormalement propre, même les traces de brosses comme un tableau mal effacé étaient visibles sur les tapis. On pouvait passer sa main sur les containers à pof, il n’y avait que le swing de la musique ambiante pour s’infiltrer dans vos oreilles, tel s’éveillant le bébé endormie, un cueille le jour dans votre main.

dimanche 29 juillet 2012

Critique de "Mr" d'Emma Becker


"Je ne suis jamais qu'une parenthèse dans la vie de Monsieur, et aussi accaparante ou passionnante que puisse être une parenthèse, après tout ça n'est jamais qu'un minuscule insert au milieu d'un texte déjà dense, une technique ornementale à laquelle on a recours lorsqu'il est impossible de rajouter une phrase en plus."

Des mots qui feront raisonner plus d'une histoire d'amour. Qui finit mal. Ou bien: homme, le saviez vous? ça peut faire mal!
Beaucoup de longueurs pour ce premier roman. On se perd dans sa pensée. Mais délicieuse est la sensation du long processus de remise en cause qui en découle, quand celle ci ne trouve pas de réponse à une absence, à un non-dit trop pesant, à cette accablante impression d’avoir mal agit mal dit et de ne savoir pourquoi. On se torture l’esprit comme on se mordrait les lèvres, avec la force de la répugnance que l’on a pour soit même de ne pas avoir entrepris, qu’on aurait pu, qu’on aurait dû, si j’avais su... L’esprit tourne en rond, s’enlise et baigne dans une flopée de tirades qui se ressemblent, s’entremêlent, se resserrent comme un étau dans son cerveau. La spirale infernale, aucune issu semble possible et alors on écrit pour ne pas se voir sombrer dans la folie. Romancer une histoire qui fait mal, le meilleur moyen de lui donner une fin concevable ?


"Je suis sûre d'une chose à présent: si cette histoire a été si compliquée, depuis son début jusqu'à ce que j'imagine comme une sorte de fin, c'est en partie parce qu'il ne sait pas faire la différence entre réalité et fiction.La vie que mènent les amants dans la littérature lui paraît trop belle, trop excitante pour rentrer dans le moule du quotidien. Mais ce qui semble héroïque ou romanesque dans un bouquin de Stendhal n'est qu'une longue souffrance pour les gens comme moi, qui ne font jamais que vivre."

Débordant par moment de trop-pleins de salacités, il n’en reste pas moins un défi relevé : trouver en peu de temps un ton mystérieux et excitant à même de créer un vertige érotique. Et tout ce qu’on osera jamais faire. Le langage y est cru, y est vrai, pas de pincettes, pas de circonvolutions pour vierges effarouchées, il faut s’attendre à tout voir, tout entendre, tout sentir et tout toucher : au milieu de la scène comme si l’on y était.

Le déchirement y sera d'autant plus poignant.

C’est un livre qu’il faudrait faire lire aux hommes, pour qu’ils comprennent, qu’ils comprennent qu’après tout, une femme, c’est un être vivant, un  être sensible, qu’on ne peut la dédaigner comme ça, au pied levé comme une lubie, sous prétexte d’un message de trop, qu’on ne peut l’ignorer du jour au lendemain parce qu’elle vous ennuie ou qu'elle cesse de vous intéresser, qu’elle ne demande qu'une explication, une fin, un non. Rien d'autre pour pouvoir mettre un point et arrêter de parler au conditionnel. Que l'absence de mots est la pire de toutes les humiliations, qu’une abnégation non justifiée n'est que torture, que rien n’est plus humiliant que de quémander un regard, un regard qui vous fuit sans avoir la moindre idée de ce soudain mépris. Aucune promesse n’est obligatoire, surtout si l’on sait pertinemment qu'elles ne seront jamais tenues.

"Ma seule naïveté est sans doute de fermer les yeux sur ta lâcheté - je sais que les hommes sont lâches. Aussi lâches que les femmes sont compliquées."

jeudi 19 juillet 2012

Laurence Anyways




Un très beau film à l'esthétique parlante, toute scintillante de kitsch à la mode queer années 80-90. Escapades oniriques et ralentis à la Wong Kar-Wai en une flopée d'extraits musicaux presque toujours bien choisis: sign and seal Xavier Dolan! MAIS, par ce qu'il y a un mais, concernant le contenu du contenant, l'aspect un peu polémique-moeurs sociétales auquel tente de s'adonner notre réalisateur. Je dis bien tente car en réalité le flop est véritable. Le personnage principale (Laurence qui veut se changer en femme) demeure, aux yeux du spectateur, un garçon tout à fait charmant qui, par caprice, décide un jour de se déguise en fille. Pourquoi? Comment? D'où cela lui vient il? Quelle force motrice le pousse à continuer malgré les regards que lui porte la société? Néant, rien du vertige intérieur à l'origine de cette mutation et de son élan propulseur ne semble affecter la relation qu'il porte au sexe, à l'amour et au monde. L'apparence seule s'en trouve changée. Aucun questionnement, tâtonnement, perturbation de référentiel ou humeurs modifiées. Acceptation comme un rôle qu'on se saurait uniquement à jouer. Une certaine naïveté en émane alors, l'impression que le réalisateur connaît mal son sujet. Le connait il seulement? S'est il vraiment renseigner? D'ailleurs, qui aurait été plus à même de tenir le rôle principal si ce n'est un véritable trans? Tout autant engagé qu'il est dans ses propos, Xavier Dolan a été incapable d'aller jusqu'au bout de sa démarche, et c'est aussi grotesque que certains films d'avant guerre où les noirs étaient joués par des blancs. Sans compte l'aspect décousu du récit en début de film et ses 30 dernières totalement inutiles. A voir pour y picorer quelques bribes de son génie de la mise en scène, et se donner envie de poser des questions, les bonnes questions.

samedi 2 juin 2012

"Prêt à Baiser", performence d'Olivier Dubois @soirée moderne @MaM

"De la muse...
«Par ma bouche, je te ferai œuvre
  Par mon baiser, je prêterai à mon insatiable et morbide état l’apparence de mon désir.
 Posséder, vider de son élan vital et combler mon abyssale noirceur.
 Créer l’éternel par mes lèvres assassines.»

Sacré sacrifice que celui de nourrir la postérité de l’artiste, d’offrir son corps au loup solitaire.
La première note, ce basson...cette complainte chasseresse. La traque sulfureuse et complice de la muse.

«Où es tu? Je suis là. Où es tu? Je suis là derrière le bois»

Sous les flashes, le cliché hollywoodien - gloire ; ou bien preuve flagrante d’un assassinat."


 baiser fraternel entre Leonid Brejnev et Erich Honecker sur le Mur de Berlin

Un baiser. Un long, très long baiser. 45 minutes à s'embrasser. Sans interruption aucune. Une performance, deux hommes dans le Musée d'Art Moderne de la ville de Paris au milieu des collections, celle d'Olivier Bubois et de son jeune associé. Fugue, exaltation, empressement, désir, lutte, autant de sentiment  s'en émanant. La volonté d'aspirer l'autre ou de lui transmettre le plus intime de son soi, de fusionner. Le forcer, s'y cramponner. Vouloir se détacher, résister. S'assimilant tantôt à une lutte à même la bouche, tantôt à une étreinte passionnée, comme si l'ensemble des baisers donné au cours d'une vie était rassemblé en une fois, en un instant,  avec une seule et même personne, l'incarnation nos multiples conquêtes.

Olivier Dubois réalise non seulement une performance physique, mais également artistique, avec des gestes stylisés, des postures à la Rodin et des mouvements d'une légèreté gracile. Allant à l'encontre des stéréotypes, il choisit deux hommes, pour mieux chambouler cette gêne que l'on a trop souvent de voir deux êtres de même sexe s'embrasser, bien que réprimée par notre raison, car trop inculpée en nous par les vices d'une société engoncée dans ses préjugés et/ou d'une éducation rétrograde.

On se demande alors quelle force d'acteur, quels sentiments doivent traverser les deux danseurs qui de toute leur personne impliquée font vivre ce baiser! A quelle intensité émotionnelle doivent ils faire appel pour communiquer l'aura du baiser au spectateur! Car il est bien connu que le danseur, pour lui transmettre émotion et ressentit , c'est à dire lui faire vivre la scène par interposition, doit, non pas seulement reproduire un geste, mais le magnifier par le souvenir d'un évènement à fort potentiel émotionnel prélevé de sa propre vie. Et après, qu'en est il de la relation "professionnelle" des 2 performeurs? Peut on encore se parler comme entre collègues? Que devient ce qui vient d'être échangé? N'ont ils vécu l'un avec l'autre le partage d'émotions très fortes, profondément intimes et personnelles? Un échange d'émotions mais aussi de force physique, d'attention  et évidemment de fluides corporels. Les pauvres, c'est qu'ils en sont ressortis trempés! Pure fiction mentale ou baiser fraternel, en tout cas l'assurance d'avoir réalisé un exploit. Tant de superbe sous les yeux scrutateurs de quatre muses dénudées un soir d'été dans le MoM laisse le spectateur sans voix, bleffé. Chapeau Olivier Dubois!



samedi 19 mai 2012

Faut il imaginer Sisyphe heureux? Critique du film "The Day He Arrives" de Hong Sangsoo

Cinéaste à la retraite, notre protagoniste revient à Séoul, la ville de ses débuts, de ses premiers amours, pour revoir de vieux amis. Le temps des réconciliations, des retrouvailles, des vieilles rancœurs. Reconnu, admiré ou délaissé, il ne passe pas inaperçu ici, dans son quartier. Et pourtant, il se sent comme perdu. Il se sait marcher sur des ruines. Peut-être espère t il une reconstruction ? Ou, pouvoir édifier quelque chose sur ces vieux soubassements ? Il se revoit, rejoue les mêmes scènes envers et contre lui, comme un nouvel essai, espérant repartir là où il avait laissé sa vie. La mélodie d'un cadre, des situations identiques, il sait pourtant que jamais rien ne sera plus comme avant. Il s'empêtre avec lui-même, ses façons de faire qui le ramènent toujours aux mêmes dénouements, à répéter des conduites, des échecs. Un éternel recommencement. Quel est donc cet inconscient qui nous entraîne vers la répétition, à rejouer les mêmes scènes tout au long de notre vie ? N'apprenons nous rien de nos erreurs ? Qu'est ce qui nous pousse à refaire ce qui nous a fait, ce que l'on sait qui nous fera souffrir ?





Des rencontres, des hasards, l'ironie du sort. Hasards innombrables et inéligibles sur lesquels se raccrochent des petits bouts de raisons : et nous concoctons une explication. Car il en faut une. Comment notre entendement raisonnable peut il concevoir un illogisme aussi vertigineux que de se savoir sous l'emprise d'un hasard indifférent à son sort ? Comment, évidemment ne pas chercher une logique, un fil conducteur qui nous ramènerait à notre raison ? Si cela se produit, il y a bien une raison ? Une volonté qui guide mon intuition ? Non, le hasard régit toute chose que nous vivons. Pour éloigner cette vertigineuse réalité nous nous contraignons inlassablement à tourner en rond, pour reproduire enfin de compte ce que nous connaissons, pour éloigner ce hasard qui fait peur à notre raison.
Impossible de ne pas faire le rapprochement avec Marguerite Duras et son livre « les yeux bleus cheveux noirs ». Un cinéaste qui tente de planter un décors, dont l'inventaire se perd dans la répétition, et un couple séparé ensemble dans ce cadre à répéter sans cesse les mêmes gestes, à s'échanger les mêmes paroles, en évitant de se toucher pour ne pas se blesser, quand le hasard d'une rencontre devient un piège au passé.



mercredi 2 mai 2012

Des fleurs pour Algernon, l'énantiomère. Critique du film "Je suis" d' Emmanuel Finkiel


Se réveiller dans un monde devenu étranger, se trouver incapable de le sentir, de le ressentir, d'échanger avec lui. Isolement total, souffrance d'en avoir conscience, et lutter, lutter toujours pour retrouver le passé, la faculté à communiquer, à se mouvoir, renaître sans avoir eu conscience d'être jamais né.



Emmanuel Finkiel a choisi de s'interroger sur le sens du mot vivre lorsque, suite à un accident cardio-vasculaire, on choisit de se réveiller. A travers trois patients, creuse les délicates questions de ce renouveau à la vie, tente de comprendre comment se mêle identité et conscience du monde pour le nouvel arrivant. Nouvel arrivant qui ne sait bien souvent plus comme appréhender l'univers qui s'ouvre à lui.
Pour une broutille (comme la réparation d'une balançoire) ou un hasard de circonstance(comme celui d'un mal de tête à l'acuité soudainement accrue), sans avertissement c'est un mal qui vous foudroie impunément. Et vous voilà plonger dans un état végétatif profond, maintenu en vie artificiellement, sans savoir quelle fin il y aura, et si fin il y a. Se réveiller un jour, s'être battu aveuglement sans connaître l'issue qui vous attend, dans quel état et pour combien de temps. Cette toute première bataille ne sera que prémices à une série bien plus ardue, cependant que subjectivement rien ne vous assure que ce choix sera le bon. En filigrane, sans tenter d'y répondre, le film ose se poser la question.
Réapprendre tout, jusqu'à marcher. Quand chaque mot prononcé devient un défit, quand chaque pas relève d'un effort surhumain. Surhumain semble le monde des hommes à ces êtres devenus un chemin, de soi à celui des humains. Pas à pas, les progrès se font palpables, la conscience aussi, et la souffrance de se savoir amoindri. Comment continuer à espérer quand les limites de votre entendement sont si perceptibles, qu'en toute lucidité votre capacité à discerner se trouve dépassée ? Etre juste à la frontière pour en avoir conscience. Conscience que des connections doivent être faites, là, maintenant, mais ne peuvent se former, qu'un englobement, qu'une simultanéité, que l'émergence d'une idée doit se produire mais ne peut accoucher. Comment, en sachant cela peut on faire pour continuer, et vaincre? Tel avancer dans le noir sans jamais être sûr d'atteindre l'interrupteur, qu'il y en ait bel et bien un.
Et le plus dur, se montrer à autrui, à sa famille, s'accepter soi-même. Comment trouver la force quand son enfant ne nous reconnaît plus, quand il se détourne de nous par peur, quand l'indifférence seule nous rattache l'un à l'autre? Comment se regarder dans le miroir et voir son corps complètement déconfit, en véritable pantin désarticulé? Comme accepter une image tellement peu soi quand bien même les maigres souvenir qui nous reviennent ne s'y reconnaissent pas? Plus qu'un immense courage, qu'une rage de vaincre, c'est une lutte pour la survie infiniment supérieure à celle de Darwin, un mécanisme cérébrale plus fort que l'entendement et la raison.
Emmanuel Finkiel, sans voyeurisme ni mélodrame, nous montre que oui, cette faculté miraculeuse existe, que l'on peut se relever si on parvient à une chose: se cramponner à ce qu'il reste de vie. Sa caméra se déplace lentement dans les couloirs de l'hôpital, navigue entre les portes, comme autant de méandres, de cloisons, d'obstacles qu'il faudra franchir. Comme une caresse sur les visages des victimes, elle se rapproche de leurs yeux pour mieux en saisir l'âme, désespérément enfermées dans un corps qui ne veut plus d'eux. Car l'humain est toujours là si bien caché qu'il soit. Un regard, un geste et l'espoir surtout de toujours s'accrocher. Une leçon de vie, de survie, de lutter contre soi-même, pour soi-même et le rappel en catimini, que non, hélas, cela ne touche pas qu'autrui.

lundi 13 février 2012

Duch, le maître des forges de l'enfer

Un entretien, de vous à moi, décontracte, entre brève de comptoir et « père castor raconte moi une histoire ». Un tortionnaire devant vous qui raconte ses horreurs. En toute franchise, sans apitoiement ni atermoiement, simplement. Avec une lucidité poussée à l’extrême, il rend son récit vivant, impactant, une force oratrice se voulant neutre de tous sentiments. L’émotion passe malgré lui. Le pétillement de ses yeux, le timbre de sa voie, des gestes, des blancs. Tout donne l’impression qu’il revit ce récit de l’intérieur. Il a la parole mouillée, une impression de cheveux sur la langue essayant en vain d’être éliminé à force de déglutinations. Tels des larmes qui, s’interdisant de couler par les yeux, parviendraient à se frayer une chemin à travers le flot verbal de cet individu dont le débit semble inépuisable.


Kaing Guek Eav, connu sous le nom de Duch, est un des hauts responsables du régime khmer rouge, directeur du camp d'extermination S-21 de Phnom Penh. Il fût responsable de la mort de 12 000 détenus entre 1975 et 1979. Condamné en 2010 à trente-cinq ans de réclusion, il fit appel. La décision du tribunal doit avoir lui en juin prochain.

Il accepte de livrer son histoire au réalisateur cambodgien Rithy Panh. Sans artifice, un quasi monologue interrompu de temps à autre par des extraits de la machine de mort khmère rouge (2001), précédent film du réalisateur reconstituant le processus d’extermination du camps S-21. Duch interagit, rectifie, s’interroge sur ces images. Documents à l’appui, il se souvient, reprend trace de son passé. Assumant ses actes, conscient de leur monstruosité, il tente d’en expliquer les motifs et les engagements, d’expliquer comment il s’est retrouvé embrigadé dans cette machine infernale à tuer. Intellectuel et philosophe, avec distance il nous fait part de ses décisions, forcé d’adhérer à un régime pour sauver sa vie, il relativise sa responsabilité derrière son statut de dirigeant qui ne voyait, ne parlait et ne torturait pas ses condamnés. Chargé uniquement de signer des papiers - condamnations, exécutions, actes de torture - les victimes étaient pour lui mentalement réduites à de la simple marchandise, à des entités abstraites n’existant que sur du papier. Nécessaire pour continuer et survivre nous dit il. Avec les années, il dit avoir compris, regretté. Il implore le pardon. Il donne l'impression d'un long travail sur lui même, qu’il confirme comme étant nécessaire justement à ce récit. Convertit au christianisme, un livre de Stéphane Hessel sur la table de chevet, tous les matins il se livre à d’intenses exercices de relaxation. Espère t il par ce témoignage rallier l’opinion publique à sa cause ? Conquérir le jury ? N’est ce pas l’inverse qu’il risque d’avoir fait avec ce témoignage si riche en émotion ? Si percutant en action ? Si détestable moralement ?

A t il pris la bonne décision ? Avait il le choix de prendre une décision ? Y avait il une bonne décision? A qui revient la culpabilité ? Là encore la frontière de la responsabilité a du mal à se dessiner. Il a choisi la vie de milliers de personne plutôt que la sienne propre, de tuer ces pauvres gens plutôt que de se faire tuer. Egoïsme ? Qui aurait pu dire qu’il n’en aurait pas faire autant ? La difficulté de se confronter au contexte passé pour juger. La figure du mal est encore une fois bien complexe à cerner. 

jeudi 5 janvier 2012

Les crimes de Snowtown


"Les crimes", cela pourrait faire penser à un film policier version triller contemporain, course poursuite opposant les gentils et les méchants, le bien et le mal, le tout blanc et le tout noir, une sorte de caricature de la morale judéo-chrétienne bien pensante, à la réalité lissée, à l'analyse gommée, à la complexité épurée. Et bien, il n'en est rien. Ce titre tend plutôt à erroner le dessin premier du film qu’à en valoriser son contenu, à savoir de montrer comment un certain contexte social et économique peut conduire les individus à perdre toute notion de bien et de mal, comment un telle situation peut amener à en inverser/modifier les rapports de force, et comment, l’individu alors sans repères, est soumis à d’inextricables conflits avec son propre ego pouvant l'entraîner à accomplir le pire. Justin Kurzen scrute avec ce deuxième film les méandres des origines du mal.






Fait divers en Australie au nord d'Adelaïde au sein d’une communauté blanche malmenée par la pauvreté, la violence, les abus sexuelles sur mineurs, la drogue et la criminalité. Jamie, adolescent un peu paumé et timoré est ce que l’on appelle un faible. Il se fait abuser sexuellement par son frère aîné et par l'ami du quartier qui vient garder ses frères sans jamais bronché. Un jour, John Bunting entre dans sa vie, s’immisce dans celle de sa mère et de ces trois frères. Joviale, charismatique, sûr de lui, avec une bouille de poupon à l’appui, qui pourrait se méfier de lui ? Il dénonce avec verve les abus pervers, tel le messie justicier que tout le monde attendait, il impressionne son auditoire lors d’happenings improvisés à l’heure du thé. Tel un catalyseur, il fait remonter toutes les haines et les blessures que chacun s’était contraint de refoulées, faute d’interlocuteur approprié. Car hélas, la justice est la grande absente dans ce pauvre quartier. On ne la voit intervenir qu'une seule fois, lorsque la mère de Jamie porte plainte pour abus sur ses enfants. Le coupable sera relâché le jour suivant. Si cette justice avait su prévoir les conséquences de son inaction !
Petit à petit, la déviance s’opère. John s'en prend aux violeurs d’abord verbalement, puis physiquement pour ensuite vouloir les éliminer. Élargissant sa palette de « coupables », il s'attaque à toutes les personnes qu'il juge détraquées, non indispensable à la société. Et voilà comme 12 personnes furent assassinées.

Si la justice fait mal son travail, pourquoi ne pas la faire soi-même? Doit on laisser la dignité de centaine d'enfants se dégrader, là, sous nous yeux, sans broncher? N'est pas intolérable que de penser, en son absence, ses enfants abusés par des hommes qui vivent deux maisons plus loin, qui marchent dans la même rue que la nôtre, qui côtoient nos supermarchés et nos parcs? Ne sommes nous donc pas complices de ces crimes par notre inaction, nous plus que quiconque qui sommes conscients de ces délits? Là se tient le discours de John devant son auditoire. Jamie, admiratif devant tant de courage et de persévérance, devant ce justicier de la cause des opprimés, voit en John la figure de l'être qu'il ne sera jamais et de celle du père qu'il n'aura jamais eu. Lui même victime de ses atrocités, c'est avec légitimité qu'il acceptera de suivre John, de participer à sa quête de justice.
Mais que faire quand ces paroles héroïques se transforment en crime? Non seulement en crime mais en acte de torture? Comme un claque en pleine figure, Jamie ouvre les yeux, se rend compte des abus de John, de l'horreur de ses gestes, notamment lorsque celui ci procède au meurtre de son ami d'enfance qu'il juge détraqué car drogué, puis de son propre frère qui l'a abusé. Insupportable est l'image de la torture à ses yeux, si bien que pour la faire fuir, il décide lui-même d'en finir et se retrouve alors propulsé de l’autre côté, celui du meurtrier. Mais que faire, dénoncer John à la police au risque de le voir libéré le jour d'après? Et quelles ne seront pas les représailles qu'il devra endurer! Mais le laisser faire, n'est ce pas s'enlever toute forme d'humanité, se faire meurtriers contre son grès?

Choisir le père dans la figure du diable. Dans un contexte social où tout horizon est banni, où les repères sont inexistants, où chaque destin est déjà tracé, où toute transcendance semble illusoire, comment ne pas être happé par une figure qui semble vouloir vous aider, vous sortir de cette médiocrité, vous éviter souffrance et humiliation. Alors que la justice s’attache à choisir un camps, celui des riches, comme éviter ce ralliement inévitable quand la figure d’un justicier s'impose dans celui des pauvres, que se sent plus que délaissé? Comment éviter l'effacement des limites entre notion de bien et de mal, quand les autorités en charges de les dessiner se font absentes? Comment la notion de loi peut elle être respectée si la dignité même de la personne ne l'est pas?

A la fin, on apprend que Jamie à lui aussi était condamné : 26 ans de prison. Il se pose alors la question de savoir si l’on peut être coupable de sa faiblesse? Etre coupable d’être faible par nature? D'avoir été abusé, physiquement puis psychiquement? Aurait il pu échapper à cet embrigadement? Il avait le choix de continuer à se faire violer, d’être lui-même tuer ou bien de devenir complice de meurtrier. Il choisira la troisième possibilité. Mais qui pourra dire que ce fût la bonne ou la mauvaise?

Le grain grossier de la pellicule, les longs plans-séquences de paysage désertique et le rythme d'une musique oppressante et répétitive donne au film un caractère cru et terriblement réel. Justin Kurzen nous livre ici un film fort et éminemment politique sous le regard unique d’un enfant égaré.