lundi 13 février 2012

Duch, le maître des forges de l'enfer

Un entretien, de vous à moi, décontracte, entre brève de comptoir et « père castor raconte moi une histoire ». Un tortionnaire devant vous qui raconte ses horreurs. En toute franchise, sans apitoiement ni atermoiement, simplement. Avec une lucidité poussée à l’extrême, il rend son récit vivant, impactant, une force oratrice se voulant neutre de tous sentiments. L’émotion passe malgré lui. Le pétillement de ses yeux, le timbre de sa voie, des gestes, des blancs. Tout donne l’impression qu’il revit ce récit de l’intérieur. Il a la parole mouillée, une impression de cheveux sur la langue essayant en vain d’être éliminé à force de déglutinations. Tels des larmes qui, s’interdisant de couler par les yeux, parviendraient à se frayer une chemin à travers le flot verbal de cet individu dont le débit semble inépuisable.


Kaing Guek Eav, connu sous le nom de Duch, est un des hauts responsables du régime khmer rouge, directeur du camp d'extermination S-21 de Phnom Penh. Il fût responsable de la mort de 12 000 détenus entre 1975 et 1979. Condamné en 2010 à trente-cinq ans de réclusion, il fit appel. La décision du tribunal doit avoir lui en juin prochain.

Il accepte de livrer son histoire au réalisateur cambodgien Rithy Panh. Sans artifice, un quasi monologue interrompu de temps à autre par des extraits de la machine de mort khmère rouge (2001), précédent film du réalisateur reconstituant le processus d’extermination du camps S-21. Duch interagit, rectifie, s’interroge sur ces images. Documents à l’appui, il se souvient, reprend trace de son passé. Assumant ses actes, conscient de leur monstruosité, il tente d’en expliquer les motifs et les engagements, d’expliquer comment il s’est retrouvé embrigadé dans cette machine infernale à tuer. Intellectuel et philosophe, avec distance il nous fait part de ses décisions, forcé d’adhérer à un régime pour sauver sa vie, il relativise sa responsabilité derrière son statut de dirigeant qui ne voyait, ne parlait et ne torturait pas ses condamnés. Chargé uniquement de signer des papiers - condamnations, exécutions, actes de torture - les victimes étaient pour lui mentalement réduites à de la simple marchandise, à des entités abstraites n’existant que sur du papier. Nécessaire pour continuer et survivre nous dit il. Avec les années, il dit avoir compris, regretté. Il implore le pardon. Il donne l'impression d'un long travail sur lui même, qu’il confirme comme étant nécessaire justement à ce récit. Convertit au christianisme, un livre de Stéphane Hessel sur la table de chevet, tous les matins il se livre à d’intenses exercices de relaxation. Espère t il par ce témoignage rallier l’opinion publique à sa cause ? Conquérir le jury ? N’est ce pas l’inverse qu’il risque d’avoir fait avec ce témoignage si riche en émotion ? Si percutant en action ? Si détestable moralement ?

A t il pris la bonne décision ? Avait il le choix de prendre une décision ? Y avait il une bonne décision? A qui revient la culpabilité ? Là encore la frontière de la responsabilité a du mal à se dessiner. Il a choisi la vie de milliers de personne plutôt que la sienne propre, de tuer ces pauvres gens plutôt que de se faire tuer. Egoïsme ? Qui aurait pu dire qu’il n’en aurait pas faire autant ? La difficulté de se confronter au contexte passé pour juger. La figure du mal est encore une fois bien complexe à cerner.