"_ Regarde, dit-il en lui montrant, sur son avant-bras droit, de profondes crevasses et une plaie purulente et sanguinolente.
Tu sais ce que c'est? demanda-t-il, en appliquant son front contre celui de la petite. Elle sentit son haleine avinée.
[...]
_ Non, répondit enfin la petite. Je ne sais pas.
_ Le soleil, dit-il, le souffle court contre son oreille. C'est lui qui m'a bouffé le bras. J'ai marché bras nus cet été et ce cannibale-là a voulu déchiqueter ma chair de ses rayons voraces. Il les a enfoncés comme des fourchettes dans ma viande cuite.
[...]
La petite considéra le bras et elle eut envie que l'homme lui prenne brusquement la tête de son autre patte, qui engloberait facilement tout le crâne, les doigts rejoignant les oreilles, qu'il lui enfonce le visage dans sa chair tordue, brûlée par le soleil, à lui en faire perdre le souffle et qu'elle referme sa mâchoire sur sa blessure, en faisant filtrer le pus entre ses dents comme de la graisse jaunâtre. Toute saisie d'avoir eu cette envie impulsive, l'estomac convulsé, elle en eut la nausée et fut sur le point de dégobiller, mais en même temps son esprit s'envola vers un recoin crépusculaire où régnaient la volupté et une suave tiédeur aux effluves de vin aigre-doux et d'estomac vide. Elle se leva.
_ Ne me quitte pas, implore l'homme, l'agrippant d'une main lâche. Je vais t'en dire plus sur le soleil.
[...]
La petite s'éloigna de la tente très lentement de façon à pouvoir regarder à l'intérieur le plus longtemps possible. Les femmes avaient commencé à rassembler les tables dépouillées de leurs nappes. L'homme était toujours assis à la grande table dénudée. Il appuyait son poing fermé à sa tempe et la suivait des yeux, ou du moins, c'est ce qu'il lui sembla.
Lorsqu'elle arriva à l'enclos aux chevaux, elle eut le sentiment que l'angoisse de l'été, le désir et le vague malaise auxquels elle était constamment en proie quitteraient son corps pour passer dans celui de l'homme trapu et dérangé au bras mordu par le soleil, si elle y plantait ses dents en imagination. Elle décida donc de garder le bras arqué toujours présent à son esprit, rien que pour y faire passer l'angoisse en mordant à pleines dents dans la plaie sanguinolente qui ne se cicatrise jamais."
L'aile du cygne, Gudbergur Bergsson
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