Moi qui croyais avoir le monopole, que dis-je l'entière exclusivité, c'est à la dire la pratique absolu que ce curieux usage. Et bien non. Murakami aussi, avec un goût substantiel de la métaphore, en sus.
Cette coutume, à laquelle je porte un intérêt non négligeable depuis un âge relativement tendre, consiste à avoir toujours et en tout lieu un morceau de gurke, dans son sac. Mais pas un gurke n'importe comment. Non. Il faut qu'il soit directement coupé de l'entité mère, comme on se couperait un morceau de baguette, et c'est tout.
Seulement voilà, même si je n'aurai pas la prétention d'affirmer que Murakami partage ce commun usage (je le vois tout à fait, tout en écrivain, croqué rageusement dans son bout de gurke), mais en tout cas, il pourrait bien en avoir un certain penchant, et ses romans n'en sont que révélateur (quand même plus diététique que le beurre de Lewis Carrol, du moins pas de risque de s'en graisser les doigts en tournant les pages..)
Il ne me reste plus qu'à illustrer mon propos, à l'aider d'un choix restreint, quoique assurément avisé, de ses livres (il ne tient qu'à vous d'en lire d'autres, ne serait ce que pour vérifier ma théorie).
- Les amants du Spoutnik:
Véritable rival du Viagra en matière d'aphrodisiaque ou serait-ce une métaphore phallique à la Louise Bourgeois?
"_ Mais comment faire pour 'être à l'écoute', comme tu dis? Il ne suffit pas de penser au moment critique: Bon, maintenant, je vais être attentif, à l'écoute, pour que ça arrive tout seul sur un claquement de doigts? Tu ne veux pas m'expliquer les choses un peu plus concrètement?
_ Eh bien, d'abord, il faut garder son calme, ne pas s'emballer. En comptant, par exemple.
_ Quoi d'autre?
_ Tu peux aussi penser à des concombres dans un figo un après-midi d'été. Ce n'est qu'un autre exemple, bien sûr.
_ Tu veux dire..., commença Sumire, puis elle marqua une petite pause avant de continuer: ...que quand tu fais l'amour avec une fille, tu penses à des concombres dans un frigo?"
-La ballade de l'impossible:
Mieux qu'un inhibiteur de la recapture de la sérotonine-noradrénaline, il est capable de donner des envies de vie au plus stick-in-the-mud des dépressifs (ilaurait fallu en prescrire à haute dose à
Osamu Dazai, cela lui aurait éviter bien des tentatives)
"Cela ne vous ennuie pas si je mange les concombres, parce que je commence à avoir faim," questionnai-je.
Le père de Midori ne dit rien. Je lavai les trois concombres dans le lavabo. Puis je versai un peu de sauce soja dans une assiette, roulai un concombre dans une feuille d'algue et le croquai allégrement après l'avoir trempé dans la sauce.
"C'est délicieux, vous savez, lui dis-je. c'est simple, frais, cela exhale le parfum de la vie. Ce sont de bons concombres. Si vous voulez mon avis, je trouve que c'est meilleur que des kiwis..."
Ayant fini de manger le premier concombre, j'entamai le deuxième. Le joli bruit que je faisais en le croquant se répercutait dans toute la chambre.
[...] "Voulez-vous de l'eau ou un jus de fruits? lui demandai-je
_ Concombre", me répondit-il.
Je ne pus m'empêcher de sourire.
"D'accord. Avec de l'algue?"
[...] "Wanabe, tu es vraiment extraordinaire, tu sais? me dit-elle avec admiration. Tu lui fais manger un concombre, alors que personne n'arrive à lui faire avaler quoi que ce soit. C'est incroyable, quand même!"
(nb: je suis complètement d'accord vis-à-vis des kiwis!)
- La fin des temps:
Pour certains, c'est le nutella, pour d'autres le chocolat mousse au chocolat Lindt Création ou encore les cookies Bonne-Maman, et bien il y en a pour qui, c'est du gurke. Chacun son petit TOC culinaire:
"Le vieux grignota un sandwich pendant que j'en avalais trois. Il avait l'air d'aimer le concombre, et ouvrait les tranches de pain pour saupoudrer d'un air consciencieux son concombre d'une importante quantité de sel avant de le faire craquer sous ses dents. A le regarder mâcher ainsi, un je-ne-sais-quoi en lui me faisait penser à un grillon bien élevé."
[...]
"J'avais à nouveau faim, et, suivant son conseil, j'avalais le reste des sandwichs. Le vieux ayant focalisé son appétit sur le concombre, il n'y en avait plus une seule tranche et il ne restait que du jambon et du fromage..."
Sûrement tout ça à la fois. Simple, frais, craquant...Avec quelque chose en plus, qui nous rapprocherait des poètes bhoudistes d'Extrême-Orient. C'est l'"Expérience" du Gurkenzeit. Et pour moi, ce haï-kaï en est la parfaite incarnation.
"Le moineau sautille sur la terrasse.
Il a les pattes mouillés"
On sentirait presque le parfum des aiguilles de pin humides...